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de cet admirable instinct, de cette seconde vue que le patriotisme donne au génie, Pierre pressentit le premier les destinées d’un empire que sa position géographique paraissait alors condamner à un isolement éternel. Avant le siècle dernier, la Russie n’appartenait pas plus à l’Asie qu’à l’Europe, et s’épuisait en vains efforts sur son propre berceau ; Pierre la délivra de ses langes séculaires, et lorsqu’à sa voix elle essaya de marcher, comme déjà elle était un colosse, elle mit un pied sur la Baltique et garda l’autre sur la mer Caspienne.

À peine entrée dans le monde politique, elle y trouva son rôle tout tracé. Ces deux continens qu’elle séparait sans pouvoir s’incorporer à l’un ou à l’autre, désormais elle entreprendra de les unir ; de terre neutre qu’elle était, elle s’efforcera de devenir un champ d’alliance. Telle fut, on n’en peut douter, la pensée dominante de Pierre-le-Grand. En effet, du jour où la Russie, façonnée à nos mœurs, instruite par nous-mêmes, put se servir du levier que nous lui avions mis dans les mains, elle en dirigea la pointe du côté de l’Asie. Pendant ces cinquante dernières années, si elle a profité des bouleversemens qui ont désolé l’Europe pour peser de tout son poids sur l’Allemagne, elle n’a pas un instant perdu de vue ses autres intérêts. Sans vouloir parler ici des Turcs réduits à l’impuissance, la conquête de la Crimée, celle de la Géorgie, la guerre de Perse, la lutte désespérée et sans doute inutile des peuples du Caucase, tous ces faits démontrent que l’esprit de Pierre-le-Grand est demeuré la règle constante de la politique des czars. Mais ce n’est pas seulement vers le sud que la Russie propage de jour en jour son irrésistible influence, elle ne met pas moins de ténacité à la faire pénétrer dans le centre de l’Asie. De ce côté, toutefois, sa marche est lente, embarrassée, obscure, et pur si muove ; tâchons donc de la suivre et de faire jaillir une faible lueur dans les ténèbres qui l’environnent.

Le cœur de l’Asie n’a pas cessé d’être en proie à des déchiremens, à des guerres et à des révolutions physiques dont une terre inféconde, à peine remise de ses secousses, et des populations nomades, sans lien entre elles, sont presque partout les tristes et irrécusables témoignages. Les Slaves, les Huns, les Turcs, les Tartares, se sont tour à tour élancés de cette contrée sur les portions de l’ancien monde qu’ils ont conquises ou dévastées. La longue succession de ces hôtes impatiens, qu’une main puissante et invisible poussait sans relâche devant elle, ne s’est arrêtée dans l’Asie centrale que depuis trois siècles. Les races jadis dominantes y ont toutes laissé des héritiers dignes d’elles ; cependant, au milieu de ces tribus errantes et à