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ses misères, et de l’obligation qu’a la société de s’occuper de les adoucir, il n’est pas vrai qu’illuminé tout à coup par des clartés merveilleuses, il se trouve aujourd’hui doué du génie philosophique et littéraire. La prose et les vers qui, dans ces derniers temps, ont été publiés avec des noms d’auteurs appartenant à la classe ouvrière, manquent de toute vie originale : l’imitation en est le caractère. Nous ne disons point que le génie individuel ne puisse briller dans les rangs du peuple, mais il n’a point paru.

Il n’y a pas plus à fonder une littérature prolétaire qu’une caste ouvrière dont l’organisation politique et les intérêts seraient hostiles à la bourgeoisie. Ne comprendra-t-on jamais que le véritable génie de la démocratie est d’unir et non pas de séparer ?

Sans doute, le mouvement démocratique qui pousse le monde doit réagir puissamment sur les lettres ; mais les ministres de cette réaction ne peuvent être pendant bien long-temps encore que les classes moyennes. C’est l’ambition de l’esprit humain, dans ces époques où tout est soumis à la juridiction souveraine de la pensée, de tout saisir et de tout embrasser. Surtout aujourd’hui les connaissances de tout genre ne se perfectionnent que par les comparaisons que l’esprit établit entre elles ; or, pour bien comparer, il faut beaucoup connaître. Qui peut mieux satisfaire à ces conditions de la science et de la pensée que l’homme des classes moyennes ? Il peut beaucoup apprendre et tout saisir ; il n’est pas emprisonné dans l’orgueil d’une caste aristocratique ; il n’est pas la proie de la misère et de l’ignorance qui entravent dans les classes ouvrières l’essor de la pensée. Il aura précisément cette liberté morale qui permet de tout voir et de tout dire. Tout élever à une généralisation juste et féconde, associer la théorie à la pratique, la spéculation scientifique à l’invention industrielle, voilà le propre du génie démocratique dont nous sommes tous les soldats. L’influence de la démocratie sur les lettres est chose trop essentielle pour qu’il n’y ait point de danger à laisser s’accréditer au sujet d’un fait aussi fondamental des assertions mensongères et des sentimens faux. Cette influence ne se voit clairement que depuis cinquante années ; elle a des siècles pour se développer, et il lui sera donné d’enfanter de grandes choses. Elle aura aussi, comme elle a déjà, ses intermittences, ses langueurs et ses contresens : c’est donc le devoir de la critique, dont ici les préoccupations sont plus philosophiques que littéraires, de signaler les écueils où elle pourrait trouver un naufrage accidentel.


Lerminier.