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voirs des modernes compilateurs ; journaux, traductions, dictionnaires, Émile jette un coup d’œil sur cela, puis le laisse pour n’y plus revenir. » Celui qui a écrit ces lignes aurait-il jamais conseillé à personne de quitter l’équerre ou la lime pour la plume, et d’abandonner d’estimables et utiles travaux pour de stériles barbouillages, sans profit et sans honneur ?

En vérité, certaines personnes qui se donnent pour les avocats du peuple ont singulièrement perdu le sens intime de la démocratie. Faut-il donc leur rappeler quelles sont les vertus qui de tout temps ont été prêchées au peuple par les théoriciens et les réformateurs républicains ? Ces vertus sont la modestie, le goût d’une vie obscure, l’abjuration de toute vanité, une immolation perpétuelle de l’amour-propre à l’intérêt commun. C’est même le génie des républiques de pousser à une exagération farouche ces difficiles vertus ; souvent c’est par l’exil et la mort qu’elles ont corrigé l’orgueil des individus, et qu’elles ont inculqué dans l’esprit de tous des leçons de modestie. Aujourd’hui que fait-on ? On éveille dans les cœurs la vanité la plus irritable de toutes, la vanité du poète : dans les ames qui, jusqu’alors, étaient restées simples et tranquilles, on jette l’agitation et le calcul de sentimens factices. Vous imagineriez-vous, par hasard, faire ainsi des citoyens ? Eh ! le jour où vous viendriez fonder votre république, au milieu de tant d’ambitions provoquées, le pouvoir suprême aurait mille candidats, et la loi pas un sujet obéissant.

Au surplus, les flatteurs du peuple ne lui prodiguent pas des adulations sans motifs. Ils espèrent qu’en retour le peuple leur vouera une admiration sans bornes pour leurs systèmes et leurs œuvres. On s’ouvre ainsi des chances nouvelles pour être salué du titre de grand homme. Les classes moyennes sont animées d’un méchant esprit de critique, elles raisonnent, elles discutent sur les théories qu’on leur apporte ; il y a dans leur sein de mauvais esprits qui prétendent en signaler les contradictions, les plagiats ; il y a là aussi un goût difficile et délicat qui ne supporte pas de voir certaines convenances oubliées et enfreintes. Cette société est si corrompue ! Ne pourrait-on échapper à ces censures incommodes en faisant appel à un public plus inexpérimenté ? Chez le peuple, la foi est plus vive, la crédulité plus grossière, l’admiration plus facile ; on peut sans danger lui parler philosophie et métaphysique, on n’a pas à craindre de sa part d’objections impertinentes, tirées soit de l’histoire, soit de la nature des choses. Cela rappelle un peu la prudence de Sganarelle s’informant préalablement auprès de Géronte s’il entend le latin.