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sort de ce noviciat long et douloureux pour prendre séance au milieu des maîtres de son siècle, et ses contemporains ne peuvent se lasser d’admirer par quels inexplicables détours il a été conduit à la gloire.

Toutefois, il ne faut pas oublier que, dans le cours orageux et bizarre de sa première vie, Rousseau n’avait jamais été étranger aux lettres, à l’éveil et aux plaisirs qu’elles donnent à l’esprit. Dès son enfance, il dévorait des romans, les biographies de Plutarque et tous les livres d’histoire qu’il pouvait saisir. Ni ses voyages, ni ses aventures, n’interrompirent l’éducation incomplète, mais originale, qu’il ne devait qu’à lui-même ; aussi, quand son génie parla, sans avoir la culture de Voltaire et de Montesquieu, Rousseau n’était pas un ignorant. D’ailleurs Jean-Jacques, même avant d’être célèbre, avait pu, dans les entretiens des femmes, des grands seigneurs et des écrivains, se pénétrer de cette politesse indéfinissable et subtile qui corrigeait à son insu la rudesse naturelle de l’apprenti de Genève. Rousseau n’a pas été dans la situation d’un prolétaire auquel son genre de vie rend tout commerce impraticable avec le monde et les lettres. Nous en dirons autant d’un contemporain que plusieurs affectent de mettre à la tête des ouvriers poètes. M. de Béranger est un poète populaire plus qu’un poète du peuple. Il a passé sa vie avec les hommes les plus distingués de son époque ; il a connu tour à tour Lucien Bonaparte, Benjamin Constant, M. Thiers. On dit qu’il ignore la langue d’Horace : nous ne savons pas si, de sa part, c’est une coquetterie de plus ; mais certes sa poésie ne porte pas moins l’empreinte du travail et de la réflexion que celle du chantre de Venouse. Rien de moins naïf que son talent, qui est, au contraire, le résultat des savans efforts d’un esprit juste et fin. Par des lectures assidues, M. de Béranger s’est initié lui-même à tout ce que notre langue a de secrets et de ressources. C’est ainsi que non-seulement il a su donner à son style cette concision profonde qui est un des procédés d’Horace et de Tacite, mais qu’il a su encore rendre plus pénétrante et plus solide la sagacité naturelle de son jugement. M. de Béranger a peut-être autant de critique dans l’esprit que d’imagination, et la chanson n’absorbe pas toutes ses forces. Dans les jugemens que le poète peut porter sur les questions qui préoccupent le siècle, on retrouve sans doute ses instincts et ses sympathies démocratiques, mais la rectitude de son bon sens le préserve tant des conceptions chimériques que des déclamations grossières. Ceux qui s’imaginent que M. de Béranger les approuve, les suit dans leurs exagérations, dans leurs théories