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DE LA LITTÉRATURE DES OUVRIERS.

des lettres ; il aspire à un but qu’il ne peut atteindre. Bientôt il ne peut se dissimuler à lui-même la chimère de ses espérances ; alors il compare avec effroi son impuissance et son ambition, une immense défaillance lui prend au cœur, et sous cet affaissement cruel il se laisse tomber dans les bras de la mort.

Adolphe Boyer n’eut d’abord que la pensée raisonnable et modeste de s’instruire. Ouvrier, il voulut étudier l’organisation du travail. Il lut les ouvrages des économistes contemporains. Il en fit de nombreux extraits. Malheureusement, après avoir lu, Adolphe Boyer s’imagina qu’il pouvait écrire : au sage désir d’acquérir des notions utiles succéda une manie qui devait devenir funeste. Ce n’est plus l’ouvrier laborieux et intelligent qui consacre quelques loisirs à d’intéressantes études, c’est presque déjà un homme de lettres prétentieux qui trouve au-dessous de lui l’art de Guttenberg et des Estienne. Adolphe Boyer donne à exécuter à d’autres ouvriers le travail qu’on lui confie ; il a d’autres pensées, il veut faire un livre. Il ne soupçonne pas dans quelle carrière il s’engage. Il veut faire un livre sans songer à se demander s’il a dans la tête un système d’idées justes et fortes, s’il a su s’approprier ces idées par une élaboration profonde, et leur imprimer un caractère de nouveauté par l’application qu’il se propose d’en faire, par l’expression dont il saura les revêtir,

Le téméraire et novice écrivain ne s’est adressé aucune de ces questions ; aussi, lorsque quelques personnes consultées par lui sur le mérite de son œuvre et de son style lui en indiqueront la faiblesse et les fautes, il éprouvera une surprise amère ; la critique, même en prenant le caractère d’une confidence de l’amitié, lui causera de cuisantes douleurs, car elle lui révélera son néant qu’il ne soupçonnait pas. Voici encore d’autres tourmens ; autour de lui, personne ne croit à sa vocation d’écrivain. Sa femme le blâme de sacrifier à la satisfaction vaniteuse d’une publicité stérile des ressources si nécessaires à leur vie commune ; ses camarades le raillent, et leur bon sens impitoyable lui donne de nouvelles et affreuses lumières sur la pauvreté de ses conceptions et de son œuvre. On lui aurait à peine pardonné s’il avait eu du génie.

À toutes ces causes d’irritation et d’angoisses vint se joindre l’indifférence du public, quand le livre d’Adolphe Boyer parut. L’ouvrier s’était imaginé qu’en traitant de l’état des ouvriers et de son amélioration par l’organisation du travail, il deviendrait l’objet de l’attention générale : illusion qui ferait sourire si elle n’avait pas eu d’aussi lamentables effets. Après comme avant l’apparition de son livre, le