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gueil déçu est monté jusqu’au délire. Outre le malheur des individus, outre les catastrophes particulières, ce triste état de choses amène pour la société une déperdition de forces morales qui la paralyse souvent dans la puissance de son action. Les carrières utiles, les travaux sérieux, perdent tout ce que dévore une ambition folle, et il arrive que, dans un pays où, dit-on, le génie pullule, l’intérêt public est souvent réduit à n’avoir que des instrumens médiocres.

Il semblait que cette fièvre pernicieuse de l’ambition et de la vanité littéraire ne devait pas gagner au-delà des classes moyennes où elle fait tant de ravages ; mais le mal s’est étendu plus loin, et les classes ouvrières courent risque à leur tour de connaître ces agitations maladives qui portent le trouble dans l’ame et dans la vie. Cependant c’est un des avantages de ces rudes travaux où le corps surtout s’exerce et se fatigue, d’éloigner de ceux qui s’y livrent les soucis qui accompagnent toujours l’usage assidu de la pensée. Que de fois, en voyant vers la fin du jour l’ouvrier au bras vigoureux, aux larges épaules, à la démarche un peu alourdie par la fatigue, regagner le gîte où il doit trouver le repas du soir et le sommeil, nous avons songé à l’équité distributive de la Providence qui a voulu qu’avec la tâche de la journée finissent pour lui toutes les inquiétudes et tous les chagrins ! Son labeur a été pénible, mais du moins, quand il l’a terminé, il échappe à toutes ces douleurs artificielles et vives que nous crée à nous, hommes d’étude et du monde, le raffinement de nos passions. Des veilles ardentes n’allumeront pas son imagination, et n’attiseront pas dans son cerveau ces excitations redoutables qui tiennent l’esprit et le destin d’un homme suspendus entre le délire et le génie.

Voilà ce que nous avions cru jusqu’à présent : nous nous sommes trompé. Le démon de l’orgueil est venu heurter à la porte de l’artisan ; il s’est assis à son foyer, à son chevet. Avec lui sont venus les soucis rongeurs, les tourmens et les anxiétés. Adieu la simplicité du cœur, adieu la paix de l’ame, adieu ce repos profond et paisible qui régénère l’homme et fait disparaître comme par enchantement les fatigues de la veille ! Voyez cet ouvrier qui doit à son travail, à son habileté un pain abondant : il est heureux, il va cesser de l’être parce qu’il a laissé des pensées ambitieuses le circonvenir, l’assiéger, le maîtriser enfin ; son état, qui jusqu’alors avec raison était son plaisir et son orgueil, lui pèse ; il n’apporte plus à son atelier cette activité allègre qui lui permettait de faire plus et mieux que ses camarades ; son corps est présent, son ame est ailleurs. L’ouvrier rêve la gloire