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DE LA LITTÉRATURE DES OUVRIERS.

lectuelle se déplace et passe enseignes déployées dans les rangs de ceux qui hier encore ignoraient les premiers rudimens de toutes choses. Voilà une énorme assertion qui mérite qu’on s’arrête à l’examiner. Si elle est vraie, on ne saurait trop rechercher les causes d’une aussi merveilleuse révolution ; fausse, il importe d’en reconnaître l’illusion ou le mensonge.

Il fut un temps où la profession d’écrivain était jugée chose sérieuse et difficile. On n’y entrait qu’avec une vocation que l’on croyait sincère, qu’après des études longues et opiniâtres. Quand son nom n’était plus tout-à-fait inconnu, l’écrivain demandait à des travaux persévérans une réputation mieux établie et plus étendue. Enfin il avait pour la carrière qu’il avait choisie une sorte de culte et pour lui-même du respect. Sans doute, alors comme aujourd’hui, nombre d’esprits s’exagéraient leurs forces, et pour s’être mépris sur le genre, sur la portée de leur talent, ne dépassaient guère la médiocrité. Toutefois, dans les deux siècles littéraires qui ont précédé notre époque, dans l’âge de Corneille aussi bien qu’au temps de Voltaire, on trouvait chez les auteurs du second et même du troisième ordre une dignité, un amour du travail qui les soutenaient et corrigeaient autant que possible la stérilité d’une nature ingrate.

Aujourd’hui on se fait écrivain avec une facilité vraiment admirable, et rien ne paraît plus simple que de prendre une plume, de s’instituer auteur. Tout n’est-il pas accessible au génie qui saura se montrer d’autant plus libre et d’autant plus puissant qu’il ne sera pas retardé dans sa marche par le lourd bagage d’une science inutile ? Avec ce magnifique espoir, on s’aventure, on entreprend de réformer soit l’art, soit la religion ou bien la société ; souvent même on ne recule pas devant l’œuvre d’une triple régénération. Personne ne se reconnaîtra une vocation restreinte ; tous voudront mettre le pied sur le faîte : dans ce mouvement anarchique, on cherche en vain les combattans modestes, on n’aperçoit que des fronts qui appellent une couronne. De quel réveil amer sont presque toujours suivis ces rêves insensés !

Tous ces naufrages, aussi vastes que les espérances dont ils furent précédés, n’aboutissent pas seulement à des effets ridicules ; ils sont encore la cause de profondes douleurs. Ici nous entrons dans un ordre de maladies morales, qui, sans être nouvelles dans notre siècle, n’ont jamais eu un tel caractère de gravité malfaisante. De nos jours, le mécompte en fait de succès littéraires est allé jusqu’au désespoir, la vanité blessée s’est emportée jusqu’à la frénésie, et l’or-