Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 28.djvu/960

Cette page a été validée par deux contributeurs.
956
REVUE DES DEUX MONDES.

artisan, après avoir demandé à l’industrieuse activité de ses bras le pain de chaque jour, dispute soit au sommeil, soit à des distractions grossières, quelques instans pour acquérir des connaissances qui doivent à la fois lui ouvrir l’esprit et de nouveaux moyens de travail et de bien-être, on ne saurait accorder trop d’estime à cette initiation laborieuse et volontaire.

C’est surtout depuis 1830 qu’on a considéré en France l’instruction populaire comme une dette que la société et l’état devaient scrupuleusement acquitter. D’autres peuples, surtout ceux dont la réforme religieuse du XVIe siècle a modifié les mœurs, nous avaient précédés dans cette voie. En Allemagne, en Suisse, en Angleterre, dans la péninsule scandinave, l’instruction se distribue depuis trois siècles au peuple sous la consécration de la morale de l’Évangile. Dans le temps même où la France, par l’éclat de sa littérature et la vivacité de ses idées, donnait des leçons à l’Europe, l’ignorance restait le partage d’une grande partie de ses enfans. Aussi, au moment suprême de la régénération politique, on vit dans les classes moyennes une fécondité singulière de pensées et de théories, tandis que le peuple manquait des notions les plus simples et les plus nécessaires. Cette disproportion nous a été funeste. Les idées fausses, les paradoxes, les passions coupables, purent souvent se donner pour complice l’ignorance populaire ; c’est là une des principales causes de l’association sinistre du bien et du mal dans l’histoire de notre révolution.

En instruisant le peuple, on travaille maintenant à remplir un grand vide dans la trame de la civilisation française, et, pour arriver à ce désirable but, les efforts sont universels. Le gouvernement, l’opposition, tous les partis politiques, les diverses écoles philosophiques, se sont mis à l’œuvre avec ardeur. Ce n’est pas trop d’un tel concours pour percer un peu d’aussi épaisses ténèbres. Le temps, de sages et patientes méthodes, les intentions droites et le zèle persévérant de générations nombreuses peuvent seuls élever la France au niveau des pays où depuis des siècles une instruction saine et morale circule au sein des classes laborieuses.

Mais voici que tout à coup, à peine au début d’une aussi longue carrière, nous entendons des cris de victoire et des chants de triomphe. On nous dénonce l’avènement du génie des lettres dans les classes populaires ; on nous signifie que, la bourgeoisie étant à bout d’idées et de verve, ce seront désormais les prolétaires qui écriront et penseront pour elle. S’il faut en croire quelques-uns, la civilisation intel-