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Grande-Bretagne à la France. Nous perdons à la séparation des deux intérêts, mais ce n’est pas encore nous qui y perdons le plus. Il a fallu que lord Palmerston fût frappé du vertige que donnent toujours des passions sans mesure, pour ne pas apercevoir le péril qu’il faisait naître pour son pays.

La Russie a seule aujourd’hui le droit de se réjouir de ce qu’elle a fait. Les divisions de l’Europe civilisée ne profitent qu’à la barbarie. Français, Anglais et Allemands, nous sommes devant elle, on l’a dit justement, comme les Grecs devant Philippe de Macédoine. Nous oublions la prophétie de Napoléon, et chaque pas que nous laissons faire au cabinet de Pétersbourg rapproche également les Cosaques du Rhin, de la Méditerranée et de l’Indus. De 1793 à 1815, l’Angleterre donnait le branle à l’Europe ; mais la civilisation avait alors pour se défendre le drapeau tricolore et l’épée du plus grand capitaine qui fut jamais. Aujourd’hui c’est la diplomatie russe qui fait mouvoir à sa volonté l’Orient et l’Occident. Qui lui résistera, si l’Angleterre la sert et si la France se soumet ?

Nous entrons, comme l’a dit M. Guizot, dans un avenir de ténèbres. La guerre ou la paix est-elle au bout ? Je ne chercherai pas à pénétrer les secrets de l’avenir. Mais ce que je sais, ce que tout le monde sent, c’est que la France ne restera pas dans la situation dégradante à laquelle les puissances conjurées ont voulu l’acculer. L’humiliation de 1815, dévorée pendant quinze ans, a été effacée par l’explosion de 1830. La dynastie des Bourbons a payé pour l’Europe, et le peuple français, satisfait d’avoir montré ce que pouvait sa colère, l’a généreusement contenue. Comment sera expiée l’humiliation de 1840 ? La France n’est-elle pas dispensée désormais de cette modération que les cabinets ont bafouée ? Sa conduite peut-elle avoir aujourd’hui une autre règle que celle de ses droits et de ses intérêts ? On nous a imposé, depuis dix ans, une politique européenne ; n’est-il pas temps d’avoir une politique française ? Préparons-nous donc et ramassons nos forces. Restons armés, travaillons à mettre notre territoire en valeur, augmentons la richesse publique, qui est aussi une force ; mettons un terme à nos divisions intestines, unissons-nous pour gouverner, et qu’aucun ministre ne puisse dire en France, quand viendra le moment de choisir entre la paix et la guerre : « Le pays n’était pas prêt. »


Léon Faucher.