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lomba, le génie corse en personne apparaît et ne quitte plus. Au moment où cette belle jeune femme au regard sombre emmène avec elle son frère à cheval, fusil sur l’épaule, et sourit d’une joie maligne, on est comme miss Nevil, et un frisson vous prend : il semble qu’Orso soit ressaisi par la voix fanatique du sang, et qu’il entre sous l’influence barbare. On sent qu’à moins de quelque intervention qui rompe le charme, le voilà enlacé, tôt ou tard perdu ; il a le pied dans le cercle de l’enchanteur. Il eût été plus logique, plus hardi peut-être, de l’engager encore davantage, de le faire céder plus directement qu’il ne fait. Nul doute qu’un narrateur vraiment primitif ne l’eût pris de la sorte et ne fût allé au bout, mais, pour nous, lecteurs modernes, qui, après tout, ne sommes pas Corses, qui nous intéressons à Orso et qui tenons fort à ce qu’il ne finisse ni par le maquis ni par les galères, nous sommes heureux de la dextérité du romancier qui nous l’a montré cédant tout autant qu’il faut et s’en tirant toutefois, ne commençant pas le premier, mais, du moment qu’il s’en mêle, faisant coup double. L’action du roman, l’honneur d’Orso, et l’agrément du lecteur qui pense en ceci comme miss Nevil, sont parfaitement conciliés.

Cette miss Nevil, avec sa grace de jeune fille pourtant audacieuse, adoucit à point la couleur sans l’amollir ; un air de décence et de pureté virginale circule. C’est un beau moment que celui de l’aveu, quand elle soigne Orso blessé dans le maquis, et, lorsqu’au retour, à la simple question de son père : « Vous êtes donc engagée avec Della Rebbia ? » elle répond par un oui simple en rougissant. « Puis elle leva les yeux, et, n’apercevant sur la physionomie de son père aucun signe de courroux, elle se jeta dans ses bras et l’embrassa comme les demoiselles bien élevées font en pareille occasion. » Toujours un peu d’ironie, on le voit, mais qui ne fait que mieux valoir les sentimens choisis et naturels.

Le dernier chapitre, dans lequel Colomba rencontre à Pise le vieux Barricini mourant, et lui verse à l’oreille un dernier mot de vengeance, a paru à quelques-uns exagéré et tomber dans le roman. Mais il fallait finir ; le but était atteint, la Corse était peinte ; l’auteur n’a pas craint de se trahir dans le dernier trait et de laisser voir le jeu. C’est comme au théâtre dans la scène finale ; tous les acteurs font la ronde, et le poète ne se cache plus.

M. Mérimée, même en préparant son histoire de Jules César, ne saurait demeurer sourd à ce cri universel du public : « Donnez-nous encore des Colomba. » Il voyage dans ce moment en Grèce, et visite