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se joindre aux influences de notre climat pour décider l’abdication provisoire du nouveau tenor, appelé à prendre la place de Rubini.

À l’Opéra, les débuts de M. Poultier tiennent en éveil toutes les émotions. C’est une fureur dont rien n’approche ; jamais on ne vit enthousiasme pareil ni pour Nourrit, ni pour Duprez. Chaque fois que le tonnelier de Rouen ouvre la bouche, la salle entière se tait ; il suffit d’un son qu’il file pour que toutes les loges éclatent en transports d’applaudissemens. Reste à savoir si cette fièvre durera ; peut-être y a-t-il, dans ces ovations inusitées qu’on donne avec tant de faste au jeune débutant, des motifs tout-à-fait en dehors de son talent, qui, bien digne sans doute d’être encouragé, est loin, selon nous, de mériter encore l’accueil glorieux qu’on lui fait. Peut-être le public de l’Opéra, lassé du grand style et de la pompe déclamatoire de l’ancien élève de Choron, saisit-il avec avidité l’occasion d’opposer à Duprez sur son déclin un jeune homme fraîchement inspiré, une voix naïve dont l’inexpérience même l’attire et le captive, lui ce sultan blasé que rien n’amuse, et qui, rassasié des ut de poitrine, des artifices d’école et de tout ce qui touche à la tradition, essaie du naturel, et s’affole d’un talent plus que simple, sorte de virginité naissante dont il goûte la fleur avec délices, quitte à renverser demain son idole d’aujourd’hui. Triste revers des choses ! à l’heure qu’il est, le public de l’Opéra traite Duprez comme il traita Nourrit dans le temps, et le même sentiment d’ingratitude et d’inconstance qui porta tout d’un coup le grand chanteur à la place de ce noble artiste si cruellement oublié, le même sentiment élève aujourd’hui à la place du grand chanteur, qui ? un jeune homme hier encore ignoré de tous, sans études, sans droits acquis, presque le premier venu. C’est dans Guillaume Tell que M. Poultier a paru pour la première fois. Grace au ciel, depuis quelques années, les bonnes fortunes n’ont pas manqué au chef-d’œuvre de Rossini. Si l’on s’en souvient, Duprez fut le premier qui attira l’élan du succès sur cette musique que chacun tenait pour sublime, mais qu’on se gardait bien de venir entendre, élan unanime, fougueux, qui s’est perpétué jusqu’au jour où Barroilhet s’empara du rôle de Guillaume, et mit en lumière le côté musical, l’expression grandiose et les plus belles phrases qu’on ignorait avant lui ; et voilà qu’à son tour M. Poultier chante pour débuter le rôle d’Arnold. On a peine à s’avouer qu’une partition de la trempe de Guillaume Tell ait eu besoin de semblables rencontres pour atteindre à ce degré de popularité où tant d’œuvres vulgaires parviennent d’elles-mêmes, et cependant rien n’est plus vrai. Ces hasards dont nous parlons ont fait que Guillaume Tell est non-seulement un chef-d’œuvre reconnu de tous, cela va sans dire, mais encore un chef-d’œuvre adopté par la voge et la mode, un chef-d’œuvre du répertoire, et régnant sur l’affiche au même titre que Robert-le-Diable, la Muette ou les Huguenots. La voix de M. Poultier, fraîche, harmonieuse, flexible, d’une suavité exquise à certains momens donnés, manque de vibration et de timbre. Chose étrange, voici un chanteur populaire, un tonnelier dont l’organe seul a décidé la vocation tardive, qui par conséquent n’a pour lui que sa voix, et cette voix qu’on s’imaginerait devoir être robuste,