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trente malheureuses cabanes qui l’environnent. La foire se tient en plein air. Les Russes y viennent ordinairement avec une centaine de chevaux très chargés, les Tschuktsches avec leur famille, leur tente, leurs rennes. Ils arrivent de la pointe orientale de l’Asie, où ils recueillent des dents de morse et des fourrures. Le long de leur route, ils s’arrêtent dans plusieurs autres foires, et font çà et là de longs détours pour trouver les pâturages nécessaires à la subsistance de leurs rennes. Leur tournée marchande dure près d’un an, et à peine ont-ils posé le pied dans le lointain district occupé par leur tribu, qu’ils se hâtent d’échanger les rennes fatigués du voyage contre d’autres rennes jeunes et dispos, et se remettent en route. Tantôt ils sont en négociation avec les Américains, tantôt avec les Russes ; ils amassent d’un côté ce qu’ils revendent de l’autre, et voici à peu près le résultat habituel de leur commerce. Le Tschuktsche donne à l’Américain une demi-livre de tabac pour une fourrure qu’il livre ensuite au Russe moyennant deux livres de tabac, en sorte qu’il gagne trois cents pour cent sur chacun de ses marchés. Le Russe, de son côté, n’a pas trop à se plaindre. Les deux livres de tabac qu’il échange contre une fourrure valent au plus 160 roubles, et il revend cette fourrure 260 roubles.

Outre le tabac, cette denrée chérie des peuples du Nord, les Russes apportent à Ostrownoje toutes sortes d’ustensiles en fer et en cuivre, des objets de toilette pour les femmes, et de l’eau-de-vie. L’eau-de-vie, dans cette contrée, subjugue toutes les consciences, aplanit tous les obstacles. C’est le nectar olympien qui donne aux malheureux habitans des plages glaciales l’illusion d’un bonheur céleste ; c’est le philtre magique qui endort leur volonté et charme leurs sens. Qu’un des chasseurs de la Sibérie refuse de donner pour le prix qui lui en est offert la peau de l’animal qu’il a courageusement poursuivi à travers les forêts et les neiges, le Russe fait reluire à ses yeux la merveilleuse bouteille, et à l’instant même voilà le pauvre chasseur qui se trouble, qui balbutie, qui contemple d’un regard attendri la liqueur enivrante, tend la main, et cède pour une volupté de quelques instans le fruit de mainte course périlleuse. On dirait, à le voir si ému et si avide, que le flacon d’eau-de-vie, pareil à ces fioles enchantées dont parle l’Arioste, tient son ame enfermée dans sa fragile enveloppe, et qu’il veut à tout prix la reconquérir.

Les Tschuktsches paient au gouvernement russe, pour avoir le droit de venir à la foire d’Ostrownoje, un tribut de seize peaux de renard et de vingt peaux de martre. Dès que le commissaire a reçu