Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 28.djvu/802

Cette page a été validée par deux contributeurs.
798
REVUE DES DEUX MONDES.

converti et baptisé plus de quinze mille Jakutes et Tunguses, et qui, malgré son grand âge, faisait encore chaque année un voyage de plus de cinq cents lieues pour visiter les membres de sa communauté, instruire les enfans et porter des secours aux malades. Il n’y a que la religion qui donne à l’homme un tel courage et éveille en son cœur un si généreux dévouement. Le digne vieillard accueillit M. Wrangel avec une cordialité touchante et une joie naïve. Il lui montra le jardin qu’il bêchait lui-même, et où il était parvenu, à force de travail, à faire pousser des choux et des navets. Il voulut l’avoir à sa table, et lui servit tout ce qu’il possédait de meilleur : des légumes, un morceau de pain d’orge, un gâteau de farine de poisson, des petits poissons glacés, et pour dessert une compote de moelle de rennes. Pendant que le jeune officier de marine faisait ce singulier repas, le bon prêtre le regardait avec un naïf orgueil, et lui disait : « Ces choux, c’est moi qui les ai plantés ; ce gâteau, c’est moi qui l’ai apprêté ; et, quant à cette compote, je doute qu’il y en ait une mieux servie à mille werstes à la ronde. »

M. Wrangel dit à regret adieu à cet apôtre des régions boréales, et continua sa triste route. La contrée lui apparaissait de plus en plus sauvage et déserte, et le temps commençait à devenir très rigoureux. Dans l’espace de quelques semaines, le thermomètre avait baissé successivement de quelques degrés. À la fin d’octobre, il était à 29 degrés. « Je fus obligé, dit M. Wrangel, de m’arrêter un jour à Nishne Kolymsk pour prendre un vêtement de voyage. Dans l’espace de quelques heures, tout fut préparé, et voici quel était mon équipement : j’endossai, sur mon habit d’uniforme, une camisole garnie de peau de renard et de peau de lièvre ; je mis à mes pieds des chaussons en cuir de jeune renne, sur ces chaussons de grandes bottes faites du même cuir. Par-dessus tout cela, on me fit revêtir la kuschlanka, espèce de large sac avec des manches formées d’une double peau de renne, et garni d’un large capuchon. Pour me garantir le visage du froid, on me donna une quantité de petits morceaux de peau dont chacun avait sa destination particulière : celui-ci devait être placé sur le nez, celui-là sur les oreilles, un autre sur le menton ; un épais bonnet en peau de renard complétait mon costume. J’étais enchaîné dans cet amas de peaux comme dans une armure ; à peine pouvais-je faire un mouvement, et, sans le secours de mon guide, il m’eût été impossible de monter à cheval. »

Ainsi emmaillotté, M. Wrangel arrive à Nishne Kolymsk par un froid de 32 degrés ; c’était là qu’il devait établir le centre de ses obser-