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un lit plus profond, une carrière plus étroite, des obstacles plus redoutables, pour devenir le père des eaux, le nourricier des deux pays. Si les matériaux suffisans de la société américaine ne sont pas nés, ceux de la société espagnole sont morts. Aussi l’Espagne actuelle a des littérateurs et n’a pas de littérature. On imite, on essaie, on copie, on raille ; il y a des esprits droits et fins, des savans distingués, des plumes exercées, des hommes bien doués pour la poésie, et surtout des ames attristées et des esprits mordans, auxquels ces misères n’échappent pas et qui rient en pleurant, comme dit Homère. Mais il est facile de reconnaître que la masse populaire ne s’intéresse plus à ces efforts, et que le sommet de la société espagnole n’a point de rapport et de contact avec les pilastres, les colonnes et les fondemens de l’édifice. La littérature se détachant de la nationalité, que peut-elle être ? Que peut-on espérer là où le peuple et les femmes (le peuple, qui est femme par l’ardeur des instincts, les femmes, qui sont peuple par la sincérité de la passion) ne participent pas au mouvement et à la vie de l’intelligence ?


Philarète Chasles.