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éloigné, mais leur rage n’eut pas le temps d’attendre. Dès que le ruard sortit de la prison, il fut terrassé par deux coups de crosse que lui portèrent un boucher et un marchand de vin ; il reçut aussitôt une balle dans les reins, et la foule sanguinaire se jeta sur lui pour l’achever. Dans le même instant, Jean de Witt partageait le sort de son frère. Un notaire, nommé Van Soenen, lui porta le premier un coup de pique dans le visage. Quoiqu’aveuglé par le sang, Jean de Witt essaya de fuir ; mais les bourgeois impitoyables serrèrent leurs rangs et le traquèrent comme une bête fauve. L’un d’eux tira sur lui, et, son mousquet n’ayant pas fait feu, il l’abattit d’un coup de crosse. Jean de Witt qui, dans ces momens extrêmes, n’avait rien perdu de la fermeté de son esprit et de la constance de son ame, blessé, meurtri, mourant, se releva sur ses genoux, tendit les mains vers le ciel, et ouvrit la bouche pour prier Dieu, quand un de ses assassins le renversa sur le dos, lui mit le pied sur la gorge, et lui tira un coup de pistolet dans la tête en criant : « Voilà l’édit perpétuel à terre ! »

Après les avoir massacrés, ce peuple féroce se livra aux derniers excès contre leurs cadavres. Il les dépouilla entièrement, les traîna à travers les rues jusqu’à l’échafaud, et là, en présence d’un pasteur protestant, le sombre et violent Simon Simonides, qui assistait à ces horribles scènes et qui les encourageait, il les suspendit par les pieds avec des mèches de mousquet à défaut de cordes, dos à dos, la tête en bas, les mutila d’une manière révoltante, et ne les abandonna qu’après avoir assouvi sur eux toute sa rage[1]. La triste famille des de Witt, les ayant fait enlever pendant la nuit pour leur donner la sépulture, eut beaucoup de peine à les reconnaître, tant ils étaient défigurés. Leur malheureux père, qui avait été le chef de la faction de Lowestein, et qui avait élevé dans l’amour d’une liberté austère ces deux fils, la joie et la gloire de sa vieillesse, se démit de sa charge à la cour des comptes[2], pour ne rien devoir à une république aussi ingrate, et aller pleurer en sûreté la mort cruelle de ses fils auxquels il survécut peu de temps.

Ainsi périrent ces deux hommes d’un mérite supérieur et d’une haute vertu. Ils étaient dans toute la force de l’âge, Jean de Witt ayant à peine atteint sa quarante-septième année, et le ruard sa quarante-neuvième. Doués l’un et l’autre d’un esprit élevé, d’une ame

  1. Histoire de Corneille et de Jean de Witt, t. II, p. 516 à 529. — Basnage, Annales, etc., t. II, p. 311 à 316. — Cerisier, Histoire générale, etc., t. VII, p. 391 à 413.
  2. Basnage, Annales, etc., t. II, p. 317.