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décomposition est empreinte. Les squelettes sont des personnages très plaisans, on le savait au moyen-âge, et le rictus de la mort, rire permanent et terrible, efface tous les rires humains.

Don Miñano y Bedoya, né en 1779, dans la province de Valence, est un esprit souple, animé, caustique et facile, dont les écrits, surtout les Lettres d’un pauvre désœuvré (Cartas del pobrecito holgazan), tirées à plus de soixante mille exemplaires, ont exercé à peu près autant d’influence en Espagne et en Amérique que les pamphlets de Courier en France et ceux de Swift en Angleterre. Le style en est varié, gai, original, rapide, et souvent dramatique. Mesonero, auteur du Curioso Parlante et du Panorama Matritense, loin de sacrifier comme Miñano à la circonstance politique, est resté volontairement étranger à tous les mouvemens de la vie publique. Ce sont ces écrivains et ceux du même genre qu’il faut consulter, si l’on veut se faire une idée de l’Espagne actuelle et du chagrin philosophique avec lequel elle se contemple. Campo Alange, racontant une traversée sur le bateau à vapeur du Guadalquivir, compare l’indolence espagnole avec l’intérêt que l’Espagne inspire aux étrangers. « Aujourd’hui, dit-il, une des parties intégrantes de l’éducation d’un jeune Espagnol bien né consiste à voyager pendant huit ou dix mois au moins, ce que nous appelons vulgairement correr cortes, et ce qui semble aussi important que de parler français, de chanter l’italien, et de peindre à l’aquarelle. Un voyage est le complément de l’éducation. Il supplée à tout ; c’est un vernis qui donne couleur à ce qui n’a pas de forme. Nous vivons dans un siècle de mouvement, nous vivons à l’échappée ; les lumières se communiquent par les diligences, et il faut brûler le pavé pour les attraper. Voyagez donc, jeunes gens !

« Mais tous les lieux n’ont pas reçu en partage la puissance miraculeuse dont nous parlons. Tous les pays ne sont pas également bons à voir. Qu’on demande à un jeune homme bien élevé Avez-vous voyagé ? — Qu’il réponde : Oui, monsieur, j’ai parcouru la Castille vieille et la terre classique des saucissons que la Guadiana féconde, et la Galice où se fabriquent les meilleures cornemuses de l’univers ; je me suis baigné dans le Patute, et les sables de la Manche m’ont dévoré de leurs ardeurs. Qui pourrait s’empêcher de sourire ? N’est-il pas clair jusqu’à l’évidence qu’il faut absolument sortir d’Espagne ? France, Italie, Turquie, Portugal, tout est bon. Un Espagnol qui peut parler savamment de la Bourse de Paris, de la Scala de Milan, de Constantinople, ou même du château de Tapadiñha en Portugal,