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Pays-Bas espagnols, pour couvrir les provinces d’Utrecht et de Hollande[1]. Malgré le péril de la situation, il n’était pas abattu ; mais tout le monde n’avait pas son opiniâtre fermeté. Aussi la nouvelle du passage du Rhin et de l’entrée des Français dans le riche Betaw plongea les Hollandais dans une terreur profonde.

Louis XIV devait profiter de cette consternation qui lui livrait le reste de la république, pour se porter rapidement en avant sans laisser aucun relâche à un ennemi déconcerté et effrayé. Il tint conseil avant que le prince de Condé, dont le corps d’armée fut réuni à celui de Turenne, se retirât pour se faire guérir de sa blessure qui sauva peut-être les Provinces-Unies de leur ruine totale[2]. L’audace entreprenante de cet impétueux capitaine était plus de saison que la circonspection savante et les procédés réguliers de Turenne. Quoi qu’il en soit, ils proposèrent l’un et l’autre de démanteler la plupart des places, de ne mettre garnison que dans les plus importantes, pour assurer les opérations de l’armée, et de marcher avec la plus grande partie des troupes vers le cœur du pays. Condé, toujours inspiré par son hardi génie, alla même plus loin. Il fut d’avis d’envoyer six mille hommes de cavalerie pour s’emparer d’Amsterdam qui, dans ce moment d’effroi, ne résisterait pas[3]. Mais les conseils de Louvois l’emportèrent sur l’opinion de ces deux grands capitaines. Croyant que les Provinces-Unies ne pouvaient plus échapper à leur perte, et qu’aucun prince n’oserait les secourir, ce ministre inconsidéré persuada à Louis XIV de garder toutes les villes, de démembrer l’armée en y mettant des garnisons, et de ralentir ainsi l’invasion au lieu de la précipiter[4].

  1. Manuscrit no XXVI, p. 76-82 du XXe livre de l’Histoire inédite de M. de Wicquefort. — Basnage, Annales des Provinces-Unies, t. II, p. 225. — Leclerc, Hist. des Provinces-Unies, t. III, p. 275, col. 2.
  2. C’est l’avis de Gourville. « M. le prince, dit-il, ayant été blessé au passage de Tolhuys, bien des gens ont prétendu que cet accident fut en partie cause de ce que l’on n’acheva pas la conquête. » (Mémoires de Gourville, p. 540, vol. LII de la collection Petitot).
  3. « L’épouvante y fut si grande, dit Gourville, que les juifs d’Amsterdam me firent dire qu’ils donneraient deux millions à M. le prince, s’il voulait sauver leur quartier. » (Ibid.)
  4. « Le prince de Condé et le maréchal de Turenne avaient conseillé au roi, immédiatement après le passage du Rhin, de ne rendre aucun prisonnier (on en fit en quelques jours vingt mille), de les envoyer travailler au canal de Languedoc, de raser la plupart des places fortes que l’on prendrait, et de ne garder que celles qui seraient nécessaires pour la conservation des conquêtes. Le roi paraissait goûter leurs conseils ; mais Louvois, qui était d’un autre sentiment, fit délivrer tous les prisonniers pour une rançon médiocre, et conserver toutes les places fortifiées. Ainsi, l’armée française fut presque épuisée par plus de cinquante garnisons. » (Histoire de Turenne, t. I, p. 462.)