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prisable pour des yeux grossiers, ce fait si simple et si pauvre en apparence, en réalité si fécond, ce seul fait a suffi, une fois entouré de lumière par l’analyse ingénieuse et opiniâtre de Maine de Biran, pour préparer la ruine d’une doctrine alors souveraine absolue de l’intelligence, et qui depuis cinquante années ne connaissait pas de rivale, et pour amener de proche en proche la renaissance de la philosophie spiritualiste.

Quels que soient les services rendus depuis à la philosophie par l’école dont M. de Biran est un des maîtres, celui-là est le premier et le plus grand. L’école a pu faire faire des progrès à la science par d’autres découvertes ; par celle-ci, elle a rendu tous les progrès possibles, en détruisant à jamais l’influence du sensualisme. C’est en vain que des esprits à courte vue, enfans perdus du XVIIIe siècle, grands patriotes, mais dont l’horizon intellectuel ne dépasse pas la révolution française et Condillac, ont prétendu, en haine de l’Allemagne, que le sensualisme était la philosophie nationale. Non, le sensualisme n’est point dans le mâle et sévère génie de la tradition philosophique française. Le sensualisme est une importation étrangère, qui n’a jamais eu qu’une vie factice dans notre pays. Voltaire le prit des mains de Hume et de Bolingbroke pour le remettre à l’Encyclopédie ; mais ce n’est point de Voltaire et de Locke, c’est de Descartes, c’est de Pascal, c’est de Malebranche que la philosophie française doit relever. Grace à Dieu, les destinées du sensualisme sont aujourd’hui épuisées, et nous sommes rentrés sans retour dans la vieille et glorieuse tradition de la philosophie française ; mais n’oublions pas que, si cette noble chaîne de penseurs spiritualistes qui commence à Descartes se continue aujourd’hui avec honneur, c’est Maine de Biran qui l’a renouée.


Jules Simon.