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récens analystes qu’il savait à fond, et, sur la fin, de Leibnitz. La différence de théâtre y concourait aussi. M. de Biran était à la chambre, mais condamné par la faiblesse de sa voix à une sorte d’inaction. Il ne professait pas, il n’écrivait que des mémoires ; il craignait les innovations, et traitait la société échappée à la révolution comme un malade qui a besoin de ménagement après une crise. M. Cousin avait une réputation européenne à fonder ou à consolider, nulle position politique à perdre, rien à craindre ni à espérer ; il avait à répondre aux besoins nouveaux d’une génération nouvelle dont il faisait partie, et un auditoire de trois mille enthousiastes à contenter chaque jour. Uni à M. de Biran par leur commun amour pour la philosophie, il avait au plus haut degré ce qui manquait à son ami, l’esprit de prosélytisme, et ce que M. Damiron appelle une vertu de propagation.

Ainsi M. de Biran n’a pas échappé au sort commun à presque tous les psychologues : il est resté, comme eux, confiné dans le monde de la conscience ; mais pour lui du moins cette abdication a été volontaire, la science n’a pas été impuissante entre ses mains, c’est lui qui s’est arrêté à moitié chemin de la science. La plupart des penseurs qui, avant lui ou à côté de lui, ont pris pour base de leur philosophie l’étude des phénomènes de l’ame, ont abouti directement au scepticisme, ou ne sont sortis du monde intérieur que par une inconséquence, en faisant en quelque sorte de leur système deux parties séparées et sans liaison logique entre elles. Par exemple, la psychologie de Locke aboutit à la philosophie de Hume, qui n’admet que le moi ; et Kant, après avoir parcouru toute la sphère de la conscience, ne trouve point d’issue pour s’élancer au dehors. Descartes lui-même et Malebranche ne retiennent qu’à peine le monde des corps dans leur système, et l’existence de Dieu est tout ce qu’ils peuvent saisir avec certitude en dehors de la conscience. On n’a pas manqué de conclure que le problème était insoluble, parce qu’il n’était pas résolu, et c’est là, comme on sait, la grande raison de ceux qui proposent tout uniment de le supprimer. Mais la science est inflexible et ne veut pas qu’on la traite aussi légèrement. L’école éclectique a pour caractère propre de ne pas se borner à la psychologie, et de faire effort pour arriver à l’ontologie par le moyen de la psychologie elle-même. Elle envisage la question en face, elle en pose les termes avec précision, elle en mesure toute la portée. Loin de désespérer comme Kant, ou de se jeter dans le scepticisme et d’en prendre résolument son parti comme Hume, ou de