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PHILOSOPHES MODERNES.

sphère, supérieure à l’observation, ses vues ne sont pas aussi nettes ; on voit qu’il hésite à se prononcer, et qu’il suppose plutôt qu’il n’affirme. Quoiqu’il connût à fond la nature de l’homme, il n’avait pas les mêmes lumières sur les rapports de l’homme avec les autres êtres. Il montre presque autant d’embarras quand il s’agit de déterminer les rapports qui existent entre l’homme et son propre corps. Il avait bien constaté dans notre vie une dualité, ou, comme il s’exprime, un duumvirat ; mais il ne savait à quelle cause la rapporter. Tantôt il attribuait tout à la personne, tantôt il inclinait à reconnaître dans l’homme une ame sensitive et animale au-dessous de l’ame humaine. Ainsi, en remontant, il n’offrait qu’un mysticisme confus, et au-dessous de l’homme, il ne parvenait pas à assigner nettement la limite qui sépare la personne de l’animal, la volonté du tempérament, la psychologie de la physiologie. Ce mysticisme, cette ame volontaire et libre, cet animal ou distinct de l’ame ou confondu avec elle, ressemblent tellement pour le fond des idées, pour la manière dont elles sont rendues, et même pour l’indécision et le vague de toute cette théorie, au premier et au septième livre de la quatrième ennéade de Plotin, qu’on trouverait là la matière du plus curieux rapprochement. Plotin, si différent en tout de M. de Biran, lui ressemble en cet unique point, qu’il est comme lui tout à la fois observateur et mystique.

M. de Biran, s’il refusait d’admettre les théories de M. Cousin sur l’intelligence, était encore plus éloigné de le suivre dans les applications qu’il faisait de ses principes à la théodicée, à la morale, à la politique. Aussitôt après la restauration, M. de Biran était devenu royaliste et catholique. Conservateur, royaliste et catholique ne se séparaient guère alors. Le trône et l’autel avaient contracté une alliance toute nouvelle, et on ne voyait que là la stabilité et le repos. Cette admirable philosophie chrétienne peut aisément se passer de la nôtre ; elle donne sans effort ce qui nous coûte tant de peine, et, avec elle, on a ce que la philosophie ne donnera jamais, la sécurité et la paix de l’ame. Dans ses luttes souvent renouvelées avec M. Cousin, M. de Biran ne se laissait pas entamer. Quand on lui demandait des conclusions, des solutions, il revenait toujours à ses analyses, au fait de conscience, et, pour le reste, à la foi du charbonnier. C’était une différence naturelle entre un jeune homme ardent, plein d’imagination et de connaissances et excité par le succès, et un esprit déjà mûr, naturellement timide, solitaire au milieu du monde et des affaires, assez peu instruit d’ailleurs, si ce n’est des théories des plus