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PHILOSOPHES MODERNES.

des causes secondes si on ne remonte à la cause première, et que la cause première, qui est Dieu, s’évanouit elle-même, et que ce nom n’apporte plus à la pensée qu’une collection d’idées incohérentes et contradictoires, s’il est vrai, comme le prétendent les sensualistes, que toutes nos idées viennent des sens, et que l’idée même de Dieu, pour arriver à l’entendement, a dû passer par cette filière.

À l’époque où M. de Biran écrivait ses premiers Mémoires, la France était livrée aux sensualistes. De rares disciples de Jean-Jacques, quelques cartésiens plus rares encore, ne sauvaient pas le pays de cette décadence intellectuelle. L’Encyclopédie avait prévalu. Le sensualisme, il faut l’avouer, ne s’était pas fait hypocrite pour s’implanter parmi nous. Helvétius, dans sa morale égoïste, en avait dit tout brutalement le secret, qu’une femme d’esprit appelait le secret de tout le monde. Diderot s’appelait lui-même l’athée. D’Holbach, qui prêchait Dieu partout en attendant sa vocation d’apôtre de l’athéisme, poursuit Diderot de ses argumens et de ses prières jusqu’au milieu des imprimeurs de l’Encyclopédie ; il le conjure avec larmes de renoncer à son endurcissement ; Diderot résiste, et d’Holbach sort de là athée et fanatique, pour chercher et trouver des complices de sa foi nouvelle. C’est le sort des doctrines sensualistes, d’être si évidemment liées à la négation de Dieu et à la morale de l’intérêt, qu’elles ne paraissent jamais sans traîner aussitôt à leur suite ce déplorable cortége. Épicure, Gassendi, Locke, Condillac lui-même, n’échappent pas à la loi commune. Si le maître résiste et se rattache, malgré tout, à l’éternelle foi du genre humain, ses disciples ne tardent pas à fouiller plus avant et à mettre à nu la hideuse plaie de l’école. La morale d’Helvétius ne diffère pas de celle de Hobbes, ni la morale de Hobbes de celle d’Épicure. Cet accord est-il volontaire ? La plupart des sensualistes n’y ont pas songé seulement ; ils sont partis d’un principe qui leur paraissait vrai et en ont bravement poursuivi les conséquences jusqu’à nier notre ame immortelle, Dieu et les lois saintes du devoir. Les encyclopédistes, en vrais philosophes, n’ont pas sourcillé devant ce mauvais génie que leurs conjurations avaient évoqué ; mais pour ceux qui méprisent l’étude de la philosophie, comme ces gentilshommes du moyen-âge qui dédaignaient de savoir lire, qu’ils jugent au moins par leurs fruits les doctrines sensualistes !

Du moins, vers le milieu du XVIIIe siècle, dans le premier développement de l’école sensualiste en France, quand elle n’était pas encore tombée de Locke à Condillac, si elle régnait, ce n’était pas sans contestation. Il y avait alors un grand mouvement philosophique,