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et M. Cousin dut rendre tous les papiers qui lui avaient été confiés, excepté le manuscrit des Rapports du physique et du moral, que M. Lainé l’autorisa à garder. C’est ce même ouvrage qui fut publié séparément dix ans après, avec une belle introduction sur la philosophie de M. de Biran ; mais, quoique cette importante publication pût suffire, à la rigueur, à faire connaître M. de Biran, dont elle renfermait toutes les idées principales, M. Cousin ne renonçait pas à l’idée d’une édition complète, et enfin, après mille efforts, en faisant de nouvelles instances auprès de la famille, en fouillant dans les archives de l’Institut, en écrivant à Berlin et à Copenhague, il est parvenu à son but. Il a recouvré aussi quelques feuilles imprimées du vivant de l’auteur, et confiées par lui à M. Ampère lorsque l’impression de l’ouvrage fut abandonnée. La plupart de ces manuscrits étaient dans un désordre extrême, presque indéchiffrables ; l’éditeur a dû les revoir avec le plus grand soin, et même les corriger un peu, non pour effacer, mais pour corriger les négligences d’une première rédaction. Grace à tant de soin et à un zèle si persévérant, nous avons aujourd’hui tout ce qu’a jamais écrit M. de Biran. M. Cousin, qui aurait pu s’approprier un système que personne ne revendiquait, et dont il avait déjà fait son profit dans ses leçons, ne s’est donné ni paix ni trêve jusqu’à ce qu’il eût élevé ce monument à la mémoire de son ami, et restitué à M. de Biran une gloire qu’on voulait presque le contraindre à garder pour lui.

Pour les gens du monde qui veulent juger la science sans la connaître, quand ils lui font l’honneur de songer à elle, et pour cette pléiade de philosophes sans érudition et presque sans intelligence que l’école saint-simonienne a laissée dans notre littérature en se dissolvant, M. de Biran s’est épuisé dans une étude vaine, et le résultat de ses recherches, fût-il vrai, n’importerait que fort peu aux intérêts généraux de la philosophie. Qu’y a-t-il en effet de plus humble et de plus misérable que la question de savoir si la vie humaine est véritablement une série de sensations comme celle de l’animal, ou le développement d’une force libre, unie pour un temps à des sens qu’elle doit dominer, et faite pour une destinée plus haute ? Ce n’est pas en agitant de pareils problèmes qu’on attire à soi l’attention de la foule ; les sensations, les facultés de l’ame, l’origine des idées, ne sont pas des mots à écrire sur une enseigne ; et pourtant, si l’on prenait la peine de regarder au fond des choses, on reconnaîtrait que de ces humbles questions dépendent en définitive tant d’orgueilleuses théories, qu’on ne peut rien savoir de l’enchaînement ou de la direction