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gligé ; les ronces croissaient dans les plates-bandes ; les mauvaises herbes étouffaient les fleurs ; le gazon poussait dans les allées. Le docteur Herbeau vivait étranger à toutes choses. Vieux fidèle pourtant, il avait dévotement continué son abonnement à la Quotidienne ; mais depuis plusieurs mois il n’en avait pas ouvert un numéro, et, plein de confiance dans les destinées de la royauté, il ne s’inquiétait pas de s’enquérir de ses nouvelles.

Un dernier coup lui était réservé, le plus terrible peut-être de tous ceux qui l’avaient frappé jusqu’alors.

Un matin qu’il déjeunait tristement auprès de sa croisée ouverte, — c’était par un beau jour d’été, — il entendit une grande rumeur, pareille au bruit de la marée montante. Il n’y donna d’abord qu’une médiocre attention ; mais bientôt des cris étranges étant parvenus jusqu’à lui, le docteur Herbeau se mit à sa fenêtre, et demeura glacé d’étonnement et d’épouvante devant le spectacle invraisemblable qui s’offrit à ses yeux. Toutes les maisons de Saint-Léonard étaient pavoisées de drapeaux tricolores. Un drapeau tricolore flottait comme un panache sur le clocher de l’église ; la mairie avait un drapeau tricolore ; on voyait un drapeau tricolore sur la caserne des gendarmes. Une foule bruyante encombrait la place des Récollets. Deux douzaines d’honnêtes bourgeois, armés de fusils sans chien, de gibernes sans cartouches et de sabres sans lame, se livraient à des évolutions guerrières au milieu des clameurs enthousiastes des assistans. Le tambour battait ; les cloches sonnaient ; un canon enrhumé toussait de quart d’heure en quart d’heure. Au bout de quelques instans, M. Riquemont déboucha sur la place, aux acclamations de l’assemblée. Il tenait d’une main la bride de son cheval, et de l’autre un immense drapeau tricolore ; derrière lui marchaient au pas de charge une trentaine de paysans armés de faux, de pioches et de bâtons. Après avoir fait ranger sa troupe sur deux rangs, M. Riquemont prononça un discours qui fut plus d’une fois interrompu par les cris de : Vive la charte ! vive la liberté de la presse ! vive l’École polytechnique ! vive la garde nationale ! vive M. Riquemont ! vive Paris ! vive Saint-Léonard ! à bas les ministres ! Le discours achevé, les deux troupes réunies exécutèrent de brillantes manœuvres ; après quoi la foule, exaltée par ces belliqueuses images, se dirigea vers la maison du receveur des contributions pour brûler les registres.

Or, le docteur Herbeau se tenait toujours à sa fenêtre, la seule de la ville qui ne fût point pavoisée ; il se tenait debout, l’œil hagard et les bras ballans, ne pouvant imaginer tout ce que ceci voulait dire.