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n’ayez espéré que je nourrirais complaisamment votre paresse et votre inconduite ?

Célestin baissa les yeux et ne répondit pas.

— Vous êtes jeune, monsieur ; vous pouvez encore réédifier votre destinée, moins brillante sans doute que ne l’avait rêvée votre orgueil ; mais la déchéance de vos ambitions sera votre châtiment sur la terre. Vous partirez aujourd’hui même pour Limoges. À ma sollicitation, mon digne ami M. Pistolet, que vous connaissez, consent à vous prendre pour élève apothicaire.

— Apothicaire, jamais ! s’écria Célestin, qui sentit, à cette injonction, tout son sang lui monter au visage. Plutôt douanier, plutôt gendarme ; huissier même, si vous l’exigez, mais apothicaire !…

— Monsieur, répliqua le docteur Herbeau, attendez, pour dénigrer ce titre cher à l’humanité souffrante, que vous soyez digne de le porter.

— Jamais ! répéta Célestin.

— Vous partirez ce soir, dit le docteur avec fermeté.

Et levant la séance, il abandonna son fils à son désespoir et à ses méditations.

Notre jeune homœopathe commença par se frapper le front, par arracher quelques mèches de ses longs cheveux, et par jurer qu’il ne mettrait jamais les pieds dans le laboratoire de M. Pistolet. Puis la réflexion le calma. Il ne put s’empêcher de convenir avec lui-même qu’il n’avait obtenu qu’un médiocre succès à Saint-Léonard, qu’il s’était joué outrageusement de sa famille, et qu’avec ses globules pour toute ressource il courait grand risque de mourir de faim. Nous devons dire aussi que le langage du docteur Herbeau avait produit sur lui une assez vive impression. D’une autre part, il se trouvait avoir sur les bras deux ou trois méchantes affaires qui devaient se vider au premier jour ; il était brave, mais il n’aimait pas à se battre. Enfin, en y songeant bien, il en vint à se dire qu’il n’y avait pas de pharmacien à Saint-Léonard, et que c’était une place à prendre. Toutefois, s’il arriva à la résignation, ce ne fut pas par des pentes faciles. Long-temps il hésita, il se cabra long-temps sous la volonté de son père. Lorsque le sacrifice fut accompli dans son cœur, il tira de sa poche sa boîte homœopathique, et la regardant avec tristesse :

— Ô mon maître ! s’écria-t-il ; que diras-tu en apprenant que ton plus fervent disciple s’est vu réduit à se faire garçon apothicaire chez un pharmacien allopathe ?