Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 28.djvu/58

Cette page a été validée par deux contributeurs.
54
REVUE DES DEUX MONDES.

de lire une partition à livre ouvert, s’en irait confondant toutes les clés l’une avec l’autre, et se plaignant ensuite de l’épouvantable tintamarre dont il ferait au compositeur le cadeau gratuit. Avec le plus grand respect pour les consciencieux labeurs et les sages intentions de ce doyen de la littérature genevoise, il est impossible de ne pas accuser ici la rigueur de ses jugemens ; ce n’est pas rigueur, c’est erreur. Il se récrie contre la férocité des mœurs, le fanatisme religieux, le point d’honneur exagéré, qui règnent dans les œuvres espagnoles, c’est-à-dire contre leur originalité, leur vérité, leur ame, leur force et leur grandeur. Autant vaudrait se scandaliser du fanatisme romain de Tacite, de son admiration enthousiaste pour les suicides grandioses, et de sa haine méprisante contre les Juifs.

Est-ce la férocité du coloris qu’il faut blâmer dans Eschyle, Dante, et même chez Homère ? Autre chose est la poésie, autre la morale pratique. La scène et les livres français abondent, depuis Jehan de Meung jusqu’à Crébillon fils, en plaisanteries licencieuses que l’on ne peut donner pour modèles à personne ; et qui n’empêchent pas George Dandin d’être un chef-d’œuvre, ni Candide non plus. « Quoi ! s’écrie M. de Sismondi, vous voulez que nous souffrions ce mélange adultère dont les Espagnols se sont rendus coupables : la religion jointe à la cruauté, à la licence, à l’infamie ! » Blâmez les mœurs, ou plutôt l’infirmité humaine, qui paie toujours si cher sa grandeur ; mais ne demandez pas à ces œuvres qui émanent de la passion, qui expriment le préjugé national, qui sont pétries et moulées au feu même des plus ardentes croyances, ne leur demandez pas d’être sans passions, sans préjugés et sans croyance. N’allez pas vous étonner que le frère tue sa sœur sur un simple soupçon de faiblesse féminine, quand il s’agit pour le dramaturge de satisfaire un peuple qui a la superstition et la folie du point d’honneur. Le poète vous montre-t-il un sujet donnant sa vie à son roi, sans espoir de récompense pour sa famille, ou même de renommée, ne vous courroucez pas, fils du XIXe siècle, vous qui lisez les œuvres de Calderon et de Tirso, les yeux fixés sur ce beau lac bleu et sur les Alpes roses, dans votre élégante cellule de philosophe paisible. Rappelez-vous qu’il s’agit de l’Espagne et de la féodalité ; songez qu’il est question de ce peuple chez lequel un Guzman vit poignarder son fils sous ses yeux, plutôt que d’être félon à son seigneur et de livrer à l’ennemi le château que son roi lui avait confié. Vertus barbares, à la bonne heure ; d’un autre temps, je le veux ; dangereuses, si vous le jugez ainsi ; mais le poète n’est pas le grand moraliste que vous êtes ; il est la voix