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LE DOCTEUR HERBEAU.

— Comprenez-vous rien, reprit-elle, au retard de l’arrivée de Célestin ?

— Rien assurément, répondit le docteur d’un air distrait.

— Il est fâcheux pour vous, dit l’épouse en grinçant des dents, que le curé de Savigny ait dîné aujourd’hui même chez le curé de Saint-Léonard. Deux heures après votre départ, vous avez reçu sa visite. Quant à l’arrivée de notre fils, la lettre que voici vous en expliquera peut-être le retard.

À ces mots, elle lui porta sous le nez le billet de contre-ordre qu’il avait lui-même écrit à son héritier.

Ainsi commença l’orage le plus violent et le plus terrible qui eût éclaté jusqu’alors sous le toit des deux époux. Mais qu’importait au docteur Herbeau ? que lui importaient désormais toutes choses ? Il demeura impassible et ne se donna même pas la peine de répondre aux emportemens de sa femme. Au bout de deux petites heures, force fut bien à la mégère d’adoucir l’éclat de sa voix. La foudre s’éteignit dans les larmes. L’ouragan apaisé, le docteur se leva gravement et sonna Jeannette. La grosse fille s’étant présentée :

— Notre fils Célestin, dit-il à haute voix en s’adressant à Mme Herbeau, sera de retour avant une semaine accomplie. Que tout s’apprête pour sa réception. Dès demain, je m’occuperai d’acheter un cheval qui lui fasse honneur. Vous, Jeannette, suspendez en lieu sûr et convenable ma selle et ma bride, et que Colette, soignée comme par le passé, achève en paix ses jours dans mon écurie ; vous la mettrez seulement à la demi-ration d’avoine. Aux malades qui m’enverront chercher, vous ferez répondre qu’à partir d’aujourd’hui le docteur Herbeau n’exerce plus la médecine, et qu’il a déposé sa clientèle entre les mains de son fils Célestin Herbeau, docteur-médecin de la faculté de Montpellier.

M. Herbeau se retira ensuite dans le salon, et s’y enferma pour le reste de la nuit. Là, seul et libre, le bon docteur cacha sa tête entre ses mains et répandit des larmes abondantes. Le sacrifice était consommé ! En moins d’un jour, il avait perdu deux couronnes. Pour ne pas compromettre Mme Riquemont, il venait d’abdiquer sa clientèle. Plus grand que son illustre homonyme de l’antiquité grecque, Aristide prévenait en même temps l’injustice de ses concitoyens et se condamnait lui-même à l’ostracisme. Ah ! ce n’était point là ce qui faisait couler ses larmes ! Ce dernier sacrifice, il l’avait accompli avec une sombre joie ; c’était comme une immolation de lui-même qu’il