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sance jusqu’à Lauterbrunen, où nous coucherons. Demain, continua le jaloux avec un sourire étrange auquel je fis peu d’attention dans le moment, demain, qui vivra verra !

— Demain, dit M. Richomme, qui assistait à cet entretien, vous monterez au Grindelwald, et, après avoir visité les glaciers, vous descendrez à Meyringen par la Scheidegg. Votre itinéraire est tout tracé, de même que votre retour par le lac de Brienz. Vous pouvez être ici après-demain au soir ; mais je vous conseille de prendre un jour de plus. Nos montagnes sont rudes…

— Et M. Duranton n’a pas le pied alpestre, interrompit le capitaine d’un air de condescendance.

J’étais furieux. Comparée à l’épreuve qui m’était réservée, la chasse de la veille me semblait maintenant une délicieuse partie de plaisir. Trois jours et peut-être quatre à passer en tête-à-tête avec M. Baretty ! Quelle expiation anticipée des torts que je désirais d’avoir envers lui ! Dans ma détresse, je cherchai des yeux Maléchard, espérant qu’il consentirait à partager le calice d’amertume que j’étais condamné à boire. Mon agréable ami avait sans doute prévu ma demande, et, ne se souciant pas d’y obtempérer, il s’était esquivé dès qu’il avait été question du voyage au Grindelwald. Mme Baretty, dont le regard aurait pu soutenir mon courage, venait également de sortir. Abandonné à moi-même, j’eus recours une fois encore à la résignation, cette vertu des misérables. Mon bourreau m’avait accordé une demi-heure pour faire mes préparatifs de départ. Je montai à ma chambre, et je jetai quelques hardes pêle-mêle dans un petit havresac. Avant l’expiration de la demi-heure, un domestique vint me prévenir que la voiture qui devait nous conduire à Thun était attelée, et que mon compagnon de voyage m’attendait. Je ne revis ni Mme Baretty, que j’avais espéré d’apercevoir avant de partir, ni Maléchard dont j’étais mécontent sans trop savoir pourquoi ; mais, sur le perron, je trouvai Mme Richomme qui regardait d’un air soucieux son beau-frère déjà assis dans la voiture. Je la saluai en passant, et je lui exprimai en quelques mots mon désir de la revoir bientôt. Jamais je n’avais été plus sincère.

— Oh ! monsieur, me dit-elle tout bas avec l’accent d’une indignation contenue, quel rôle jouez-vous !

Je la regardai d’un air hébété ; sans attendre ma réponse, elle rentra aussitôt sous le vestibule. Je fus tenté de la suivre et de lui demander l’explication de ses paroles, mais le capitaine ne m’en laissa pas le temps.