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chambre. Là, inspiré par les beaux yeux de Mme Baretty, par l’irritation nerveuse qui accompagne parfois la mauvaise humeur, et, s’il faut tout dire, par l’excellent vin que je venais de boire, je me mis à composer une épître fort éloquente, dans laquelle je démontrai victorieusement : 1o  la grossièreté, la vulgarité, la brutalité, en un mot l’indignité de l’ancien capitaine de voltigeurs ; 2o  le rare esprit, la grace divine, le charme irrésistible de l’ange incompris qu’une injuste destinée avait donné pour femme à ce barbare ; 3o  le dévouement, la discrétion, le respect, l’amour enfin de l’homme sensible qui tenait la plume.

Ces trois points capitaux bien établis, la conséquence se déduisait d’elle-même. À moins d’être plus injuste qu’elle n’était aimable et plus cruelle qu’elle n’était charmante, Mme Baretty devait me permettre de l’adorer. Pour conclusion, je la suppliais de confirmer le langage de ses yeux par un mot, un seul mot ! formule consacrée, y compris le point d’exclamation que je n’eus garde d’oublier, car à la fin d’une lettre passionnée il fait très bien.

Mon billet achevé et réduit au plus petit format possible, je descendis au salon, où je trouvai tout le monde réuni. La partie de wisth était formée ; Mme Richomme y remplaçait Maléchard, qui jouait à l’écarté avec le capitaine. Mme Baretty, assise au piano, lisait une fantaisie de Chopin. L’occasion était plus favorable que je ne l’avais espéré, et je m’empressai de la saisir. M’approchant du piano d’un air insouciant, d’une main je tournai le feuillet quand le moment fut venu, de l’autre je plaçai audacieusement mon épître sur le clavier. Sans perdre la mesure, sans manquer une seule note, la charmante musicienne pinça le papier au vol, à travers une fusée de triples croches et le rendit soudain invisible, si bien que moi-même je ne pus deviner ce qu’il était devenu. À vrai dire, cette prodigieuse dextérité m’émerveilla sans me charmer ; elle annonçait beaucoup d’aplomb, passablement d’usage, et ce sont là des qualités dont les hommes aiment assez à conserver le monopole.

À la manière dont venait d’être accueilli mon billet, je ne doutai pas que dès le lendemain je ne reçusse la réponse. Cette fois encore je me trompais. Lorsque je revis Mme Baretty, j’interrogeai inutilement ses beaux yeux, si éloquens d’ordinaire : ils restèrent muets et s’obstinèrent à fuir les miens. Je ne vis, il est vrai, dans cette sévérité inaccoutumée qu’un de ces petits manéges qu’emploient parfois les femmes pour donner plus de prix à une faveur en la faisant désirer ; mais, si j’expliquai facilement la réserve de Mme Baretty, j’eus