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d’esclaves, rangez-vous, faites place à la liberté qui s’avance. — Et, ce disant, il leur administrait par-ci par-là quelques bons coups de cravache, si bien qu’un jour un de ces vieillards, rajeuni par l’outrage, lui détacha dans le ventre une ruade qui vous le mit au lit pour deux mois.

On pense bien que M. Riquemont ne se livrait à ces excentricités qu’en ses jours de gaillarde humeur. Cette fois, il s’abstint de toute démonstration politique. D’ailleurs, étant parti de grand matin, il n’avait pas lu son journal, et ne savait à quoi s’en tenir sur les destinées de la France. Après avoir fait la revue de ses élèves, de ses enfans, comme il les appelait, il alla s’asseoir au pied d’un hêtre et laissa errer autour de lui un regard triste et mélancolique. Certes, le pèlerin n’était pas élégiaque, et ce n’est pas lui qu’on accusera de promener sa douleur sur les lacs et de confier sa plainte aux échos du rivage. Eh bien ! en cet instant, il sentit son cœur de granit se fendre et près d’éclater. Il se rappela le temps où, libre de toute préoccupation étrangère a ses goûts et à ses instincts, il s’abandonnait exclusivement à la culture de ses terres et à l’éducation de ses poulains : temps heureux où son ame de faune et de centaure ignorait les tourmens de la jalousie et ne connaissait d’autres soucis que les variations de l’atmosphère et l’amélioration de la race chevaline ! Il savoura longtemps le miel de ses souvenirs ; puis, en repassant dans son esprit les derniers jours qui venaient de s’écouler, en songeant que c’était le docteur Herbeau qui avait empoisonné ce paisible bonheur, sa rage, un instant assoupie, se réveilla plus vive et plus terrible, et le miel des souvenirs se changea en flots d’amertume qu’il jura de faire avaler au perfide Herbeau jusqu’à la dernière goutte. Il se leva avec colère, remonta sur son cheval, et gagna le château d’un air sombre.

Cependant le cœur de Louise était plein d’orages. À l’idée que M. Savenay pouvait remplacer le bon Aristide, sa jeune ame se mourait d’épouvante. La pauvre enfant s’était bien interrogée depuis la veille : à force de s’interroger, Louise avait fini par comprendre ce qui se passait en elle, d’où lui venaient ce trouble et cet effroi. Elle s’était avoué qu’elle avait peur d’aimer, elle aimait.

Cette découverte la jeta dans un vrai désespoir. Avant d’être une honnête et charmante femme, Louise avait été une brave et noble fille, chaste et pure autant que belle. Morte à la fleur de l’âge, sa mère ne lui avait laissé que de bons exemples. Son éducation avait été religieuse. Son aïeule, aimable et pieuse, l’avait élevée saintement dans la solitude. Jamais les mauvais bruits du monde n’étaient parvenus