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nard, et quel but vous proposez-vous ici-bas, si ce n’est l’argent et la fortune ? La fortune, monsieur, vous en parlez bien à votre aise. C’est la grande affaire de la vie, c’est la vie, la vie tout entière. Que faire en ce bas monde, si l’on n’y fait fortune ? La fortune ! ah ! vous n’en voulez pas. Je la garde ; merci !

— Voyons, monsieur, où voulez-vous en venir ? demanda M. Savenay en laissant échapper un geste d’impatience.

— À vous dire, monsieur, que votre fortune, cette fortune que vous dédaignez, est entre mes mains, et qu’il dépend de vous de la voir passer dans les vôtres.

— En vérité, je ne vous comprends pas, dit M. Savenay d’un air étonné.

— Vous allez me comprendre. Étranger à Saint-Léonard, vous avez à lutter contre un homme qui, depuis vingt ans, a l’unique privilége de tuer en ce pays ; on est fait à sa manière, et, bien que je vous croie fort habile, vous aurez de la peine à le détrôner. N’oubliez pas son fils, qu’il ne va pas manquer d’appeler à son aide pour l’opposer à vos débuts. C’est un niais, il réussira ; vous êtes un garçon d’esprit, votre succès est incertain ; toujours est-il qu’il vous faudra long-temps l’attendre, combattre tous les jours avec acharnement, gagner pied à pied le terrain. Eh bien ! moi, je vous offre l’occasion de rafler sur-le-champ, d’un seul coup, la clientèle du père et du fils. Cela vous va-t-il ?

— De grace, expliquez-vous, s’écria M. Savenay, qui de l’étonnement arrivait à l’ébahissement.

— Je vais m’expliquer, dit M. Riquemont.

Il but un verre de rhum, passa sa main sur ses moustaches, puis, élevant la voix et d’un ton solennel :

— Je suis riche, moi, reprit-il. Mon bon ami, tel que vous me voyez, j’ai trente petites mille livres de rentes au soleil. Ajoutez-y une influence politique qui s’étend à vingt lieues à la ronde. Je représente le parti libéral dans mon département. Les tyrans me redoutent, les vicaires tremblent à ma vue, les jésuites ont juré ma mort. Je corresponds avec le Constitutionnel.

À ce nom, M. Savenay s’inclina.

— C’est ainsi que j’ai l’honneur de vous le dire, poursuivit le châtelain. Je suis roi de la contrée. Je tiens Saint-Léonard comme une pièce de cent sous dans ma main ; j’en puis disposer à ma guise. Cela est si vrai, jeune homme, que, s’il me prenait fantaisie de retirer aujourd’hui la clientèle du château au docteur Herbeau, le docteur