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Aristide, et de lui passer d’abord son grand sabre à travers le ventre. Mais la prévoyante nature avait pris soin de mitiger la férocité de cette ame par une forte dose d’amour-propre ; la crainte de jouer un rôle ridicule lui conseilla d’attendre, et de se venger sans éclat et sans bruit. Il savait d’ailleurs à quoi s’en tenir ; tout en s’exagérant les coupables intentions d’Aristide, il savait que le mal n’était pas allé loin, et je dois dire à la honte de cet homme abominable qu’il puisait ses motifs de sécurité moins dans la vertu que dans la santé de sa femme.

Au point où en étaient les choses, la position pouvait sembler embarrassante. Après l’avoir suffisamment abreuvé d’amertumes et de déboires de tout genre, il s’agissait de trouver un prétexte honnête pour jeter M. Herbeau à la porte. Rien n’était plus simple en apparence ni plus difficile en réalité. Pour rien au monde l’orgueilleux butor n’aurait consenti à s’avouer jaloux du vieux docteur. Reconnaître une pareille rivalité, en convenir vis-à-vis de sa femme, donner à M. Herbeau la satisfaction de croire qu’il avait pu troubler le grand Riquemont dans sa sécurité conjugale, étaient autant d’humiliations auxquelles sa vanité répugnait invinciblement. Il redoutait surtout de devenir la fable du pays et de compromettre la belle influence politique qu’il avait conquise dans son département. M. Riquemont jaloux du docteur Herbeau ! certes le cas eût été plaisant, et les malins esprits de la Vienne en auraient fait des gorges-chaudes. C’était là ce qu’il fallait éviter. Cependant que résoudre ? à quel parti se rendre ? Obliger, à force de mauvais procédés, l’ennemi à se retirer ? M. Riquemont avait tout épuisé, et le docteur ne semblait nullement disposé à déserter la place. Surprendre le coupable en flagrant délit amoureux ? au train dont allaient les choses, l’occasion pouvait ne se présenter jamais, ou du moins se faire long-temps attendre. Après de mûres réflexions, M. Riquemont avait pensé que le parti le plus convenable était de renvoyer l’amant sous le prétexte du médecin. On sait la façon dont il s’y prit auprès de Louise, comment il aborda la question, de quelle sorte il leva la séance. Il s’était bien attendu à quelque résistance ; mais il n’avait pas compté sur une telle obstination. Son humeur jalouse s’en irrita et faillit éclater. Il se retira furieux et ne doutant plus que sa femme ne fût complice du perfide.

Le grand air le calma et le ramena à des idées plus saines. Après quelques tours d’allées, il finit par se demander s’il était vraisemblable que Louise se fût laissé prendre avec ses vingt ans aux graces éclopées d’Aristide. Il est vrai qu’en songeant à l’étrange figure qu’il