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LA FLOTTE FRANÇAISE.

change ainsi de destination et de service, mais sans s’appauvrir, sans se dissoudre. En France, les choses vont autrement. Notre navigation marchande ne s’exerce que dans des limites fort étroites. Les moindres secousses l’affectent, son travail n’est pas soutenu. Aussi, dans son organisation actuelle, ne saurait-elle assurer de l’emploi aux équipages que l’état licencie. Ces hommes prennent alors une autre direction et sont presque tous perdus pour nos vaisseaux. De là cette nécessité d’un armement permanent, qui forme constamment des sujets, et ne les libère qu’après les avoir renouvelés. La pénurie des matelots se trouve ainsi balancée. C’est pour la même raison qu’il convient de ne pas disloquer, éparpiller les escadres. Quand on a des forces restreintes, il faut les multiplier par la cohésion, par la simultanéité. Les plus grands désastres de notre marine tiennent à ce que nos forces se sont partagées entre les grands ports militaires de la France. Prises isolément, nos divisions ont presque toujours été écrasées, et pour ne citer que ce fait, la bataille de la Bogue n’eut un résultat funeste que parce que d’Estrées ne fit pas à temps sa jonction avec Tourville. Que la flotte entière fût sortie de Brest, et nous restions maîtres de la mer au moins pour un demi-siècle.

Il est des esprits que la conscience de notre infériorité décourage, et qui, au lieu d’y puiser le devoir de persévérer, pencheraient pour la résignation. Les chances de la lutte les effraient, et ils s’en remettraient volontiers à la magnanimité du plus fort. Ils se défient de la hardiesse que peuvent donner des préparatifs imposans, et redoutent encore, de la part de notre marine, quelques-unes de ces déceptions dont son histoire est semée. Capituler leur paraît plus sage que de courir vers la défaite. À ces conseillers timides il faut répondre que la France ne serait dans aucun cas prise au dépourvu. Une rupture injuste y ferait éclater tout ce que l’esprit national renferme d’énergie et de ressort. Les duels inégaux ne tournent pas toujours à l’avantage des provocateurs, et la bonté d’une cause ajoute beaucoup à ses chances. Si jamais notre pays en était réduit à recourir à la fortune des armes, il trouverait, qu’on n’en doute pas, de quoi suffire à la situation qu’on lui aurait faite. La France représente en Europe un grand principe, celui de la liberté des mers. On la sait courageuse, on la sait désintéressée : elle ne fait pas acheter son concours ; elle n’exploite pas ses alliances. Les marines secondaires n’attendent qu’un signal pour se rallier à une marine du premier ordre qui leur donnerait une valeur combinée, une puissance fédérative. Lorsqu’elles croiront rencontrer chez nous ce point d’appui, elles vien-