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LE DOCTEUR HERBEAU.

M. Riquemont ouvrit la porte du salon et poussa en avant le docteur Herbeau, qui aperçut Louise et Savenay assis l’un près de l’autre et causant.

Peut-être n’a-t-on pas oublié l’effet que produisit, un soir, sur le docteur Herbeau la carte du docteur Savenay. Certes, ce fut pour Aristide un rude moment à passer, et Jeannette a raconté souvent qu’elle n’avait pas vu deux fois son maître dans un état pareil. Eh bien ! la terreur qu’alors il éprouva, terreur bien légitime et bien cruellement justifiée, puisque c’est à partir de cette heure fatale que l’astre des Herbeau pâlit et déclina, ne fut qu’une frayeur d’enfant, comparée à celle qu’il ressentit en apercevant son rival assis auprès de Louise, dans le salon du château de Riquemont. Le diable en personne l’eût frappé de moins d’épouvante. Son chapeau et sa cravache échappèrent à ses mains défaillantes, et il demeura debout, immobile, les pieds vissés, rivés, scellés au parquet. M. Riquemont se tenait derrière lui, les bras croisés, souriant d’un sourire satanique. Louise et Savenay s’étaient levés et regardaient d’un air étonné.

— La chose est facile à dire, s’écria enfin M. Riquemont. Docteur Savenay, on vous croit mort à Saint-Léonard. M. Herbeau me racontait, en venant, qu’on a repêché votre cadavre dans la Vienne, près du moulin de Champfleuri. Le brave homme pleurait en me faisant ce récit lamentable, et moi, je n’avais garde de le détromper, tant je jouissais de ces larmes qui vous honoraient tous deux. En vous apercevant, plein de vie et de santé, dans ce salon, près de ma femme, la surprise, la joie, le saisissement… Allons ! papa, ne vous gênez pas, lâchez la bride à vos transports et jetez-vous dans les bras de votre confrère.

En parlant ainsi, il le poussait vers Savenay, qui, fort embarrassé lui-même, ne savait quelle contenance tenir.

— Oui, balbutia le docteur Herbeau qui se sentait mourir de jalousie, de stupeur et de honte, oui, la surprise, la joie, le saisissement… je vous croyais mort… Souffrez, jeune homme, que je vous embrasse.

— Ce tableau m’attendrit jusqu’aux larmes, s’écria M. Riquemont. Ah ! docteur Savenay, vous pouvez vous flatter d’avoir un ami dans papa Herbeau. Embrassez-vous encore, car je ne sais rien de plus beau ni de plus touchant que deux médecins qui s’embrassent. Jeune homme, si vous aviez entendu, comme moi, l’oraison funèbre que M. Herbeau a prononcée sur votre cadavre, le cantique de louanges