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REVUE DES DEUX MONDES.

— Je mets de côté la question de mérite ; je fais plus, j’admets, avec vous, votre supériorité : vous n’en étiez pas moins perdu, monsieur. Rappelez-vous l’histoire de ce jeune médecin de Montpellier que vous m’avez racontée vous-même, dans cette même allée, le jour de la consultation. Savenay était jeune et beau, vous n’auriez pas tenu long-temps contre ces deux avantages. Comptez plutôt les défections que vous avez essuyées en moins d’un mois. Je ne nommerai que Mme d’Olibès ; mais il en est vingt autres que je pourrais citer. Je ne vous cacherai pas que ce jeune homme plaisait singulièrement à ma femme.

— Quoi qu’il en soit, monsieur, répliqua le docteur Herbeau, je déplorerai toujours le coup affreux qui vient de le frapper.

— Qui vous parle, monsieur, de vous en réjouir ? Je dis seulement que la vie du docteur Savenay était la mort du docteur Herbeau.

— Il est bien vrai, dit Aristide en soupirant, que ce malheureux jeune homme était l’espoir de mes ennemis. Mais plut à Dieu qu’il vécût encore ! Ce n’était pas ainsi que je devais triompher de leur orgueil.

— Oui, sans doute, reprit M. Riquemont, plût à Dieu qu’il vécût encore ! Je l’aimais, moi ; il buvait sec. Mais avez-vous songé, monsieur, à la destinée que ce jeune homme préparait à Célestin ? car vous êtes père, monsieur, vous avez un fils. Vous n’êtes pas de ces gens qui peuvent jeter gaiement leur bonnet par-dessus les moulins, en s’écriant : Après moi la fin du monde ! Que serait devenu Célestin ?

— Il est certain, dit le docteur Herbeau, que cet infortuné jeune homme avait compromis l’avenir de mon cher enfant.

— N’en doutez pas ; Savenay vivant, Célestin n’aurait pu recueillir le fruit des labeurs de son père. Tenez, papa Herbeau, nous sommes souvent en contradiction l’un avec l’autre. Nous n’avons pas les mêmes opinions politiques ; vous êtes vif, emporté et même un peu colère. De là des discussions qui dégénèrent aussitôt en dispute. Mais au fond, papa, nous nous aimons ; vous avez beau dire et beau faire, vous êtes un brave homme : votre famille m’intéresse. J’ai toujours eu de la sympathie pour Mme Herbeau, et je sens là quelque chose pour ce jeune Célestin. Eh bien ! franchement, entre nous, il ne faut pas trop murmurer de ce qui arrive.

— Ah ! monsieur, c’est un grand malheur, c’est une perte irréparable.

— Que voulez-vous ? nous n’y pouvons rien, et la Providence ne nous a pas consultés. Nous pleurerions toutes les larmes de notre