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Creuse, s’entretenant des livres aimés, des poètes préférés, et mêlant ainsi dans une conversation sans fin leur cœur, leur esprit et leur ame. Louise s’enivrait sans crainte de ce plaisir tout nouveau pour elle. Comment cette enfant se serait-elle défiée du charme de ces chastes entretiens ? Elle ne savait rien de l’amour ; jamais une pensée mauvaise n’avait terni l’éclat de sa blanche jeunesse. Elle ignorait, voici quelques jours à peine, sous quelle influence s’effeuillait la couronne de son printemps, et maintenant elle s’épanouissait, aux rayons vivifians, sans savoir et sans se demander d’où lui venaient la chaleur et la vie.

Leur retour au château ne précéda que de quelques minutes celui de M. Riquemont. Le châtelain revint en belle humeur. Il avait fait des affaires d’or, et, comme ces sortes d’affaires ne se traitent pas sans de copieuses libations, M. Riquemont était à peu près ivre. Aussitôt arrivé, il demanda son lit, but un verre d’absinthe et s’alla coucher. Ce retour de son mari ramena Louise au sentiment de la réalité et termina assez prosaïquement cette poétique journée. Pour la première fois elle comprit nettement quel homme c’était là et combien était lourde la chaîne qu’elle portait. Elle tomba dans une tristesse que Savenay n’essaya pas de dissiper. Tous deux restèrent silencieux le reste de la soirée. Près de se retirer, il arrêta sur Louise un regard où se peignait une sympathie douloureuse ; par un brusque mouvement, elle lui tendit la main sans rien dire ; il la pressa gravement et sortit.

Le lendemain était jour de visite du docteur Herbeau. Sur le coup de midi, Colette trottinait dans l’allée du parc, où M. Riquemont se promenait depuis une heure. Aussitôt qu’il l’aperçut, Aristide mit pied à terre et salua le châtelain, qui lui rendit poliment son salut. Colette, la bride sur le col, gagna l’écurie d’un pas guilleret.

— Votre jument boite, dit M. Riquemont.

— Je le sais, monsieur, répondit le docteur en soupirant. Il le savait depuis quelque vingt ans.

— C’est dommage, ajouta M. Riquemont, car c’est une jolie bête.

— Monsieur, dit le docteur, nous n’avons pas lieu de rire. Un grand malheur vient de frapper la ville de Saint-Léonard, et nous sommes tous plongés dans une consternation que vous partagerez sans doute.

— Pardieu ! monsieur, s’écria M. Riquemont, j’ai bien le temps de m’intéresser aux malheurs de Saint-Léonard ! savez-vous ce qui