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LE PARATONNERRE.

sante impose à qui veut lui plaire une tenue élégiaque, aussi clairement que deux bémols à la clé, compliqués du fa dièze, indiquent à un symphoniste le ton plaintif de sol mineur.

La mélancolie obligatoire dont il est ici question n’est pas d’une pratique fort difficile. N’exigeant ni beaucoup d’esprit, ni beaucoup d’imagination, ni beaucoup d’adresse, ni beaucoup d’audace, elle convient particulièrement aux cœurs timides et aux intelligences paresseuses ; mais les habiles et les raffinés eux-mêmes auraient tort de la dédaigner. C’est un vêtement commode, en ce qu’il dispense celui qui l’endosse de tous les menus frais d’amabilité qui rendent souvent si laborieux le métier d’homme sensible. Un amoureux mélancolique n’est pas tenu d’être galant, amusant bien moins encore. En revanche, il a le droit d’être taciturne, maussade, farouche, et plus il donne un libre cours à son humeur sauvage, mieux il est dans l’esprit de son rôle ; agréable rôle à coup sûr, mais qui pourtant a ses inconvéniens, à la campagne surtout.

À Paris, un jeune homme qui s’enrôle sous les drapeaux de la mélancolie raisonnée, ne se charge pas d’un service très pénible ; pourvu qu’en présence de l’objet de son martyre il se montre convenablement pénétré, dévasté et ravagé, il peut d’ailleurs mener joyeuse vie. Dès qu’il n’est plus de piquet, libre à lui de fumer, de dîner au café anglais, de hanter les coulisses de l’Opéra et de perdre son argent à la bouillotte. Tel qui, le soir, se meurt d’amour dans un recoin du faubourg Saint-Germain, quelques heures plus tard traîne impunément au bal Musard son reste d’existence. Paris est si grand ! Il n’en est pas de même à la campagne, où la vie en commun amène de fréquens rapprochemens. Là point de repos pour l’amoureux mélancolique ; à toute heure et en tout lieu, il doit être en grande tenue de souffrance. À la longue, c’est fatigant ; mais se relâcher un seul instant, ce serait risquer de tout perdre, car les femmes n’admettent pas que la passion puisse avoir des intermittences.

À la campagne, il est un écueil surtout dont je dois signaler le danger, c’est à table qu’il se rencontre, et j’en parle par expérience. À déjeuner, Mme Baretty mangea à peine, et ce fut d’un air de distraction si dédaigneux, que je compris aussitôt quel irréparable tort me ferait dans son esprit la manifestation d’un appétit grossier ; quoi de moins sympathique, en effet, pour une femme sentimentale, qu’un homme qui mange, si ce n’est peut-être un homme qui dort ?

En pareille épreuve, il n’y a pas deux manières de se conduire ; il