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Comme ils devisaient de la sorte, arriva M. Riquemont, en sabots et crotté jusqu’à l’échine ; ajoutez d’une humeur de dogue. Mais ces dispositions chagrines ne tinrent pas contre la présence du jeune docteur. Aussitôt qu’il l’aperçut, le rustre poussa, en signe de joie, un effroyable jurement, et, lui serrant les mains à les briser :

— Comment se porte votre cheval ? s’écria-t-il ; j’ai trois de mes poulains qui viennent d’attraper un écart, mes trois chéris, la fleur de mon haras, Manuel, Benjamin et le dernier des Beaumanoir. N’en dites rien à M. Herbeau : il l’écrirait à la Gazette. Manuel et Benjamin s’en relèveront peut-être, mais le petit Beaumanoir est bien malade. Quel orage, mes enfans ! tout a été broyé, coupé, haché comme chair à pâté. Ma ferme de Grosbois a croulé comme un château de cartes ; au Coudray, trois bœufs ont été écrasés dans leur étable. Le tonnerre a mis le feu à mes granges de Saint-Herblain. Pas une cloche dans mes melonnières, pas un carreau de vitre dans mes domaines qui ne soit en mille morceaux. C’est un désastre dont on n’a pas d’exemple. Louison, nous n’irons pas en Italie cet automne, et nous ne recevrons pas le prochain hiver. Nous nous occuperons de nos pauvres.

Puis s’adressant au jeune docteur :

— Comment diable, docteur Savenay, vous trouvez-vous ici par un temps pareil ? Toujours le bien-venu, jeune homme ! ajouta-t-il en lui tendant la main.

M. Savenay ne put, cette fois, échapper au dîner de M. Riquemont. Le châtelain traita royalement son hôte ; les vins les plus exquis furent servis à profusion. Louise ne parut qu’au dessert. Le repas achevé, on se leva de table pour aller prendre le café sur le perron. Il faisait une soirée charmante. Le soleil se couchait tranquille dans sa gloire. Des nuages blancs et roses se jouaient dans l’azur du ciel, comme une troupe folâtre de cygnes et de flammans. Les insectes ailés bourdonnaient dans l’air du soir ; les hirondelles joyeuses traçaient de grands cercles autour du château. Une vapeur transparente, pareille à une gaze d’argent, flottait sur la cime des arbres, et le feuillage, encore tout meurtri, exhalait ses plus vertes senteurs. Assise sur le perron, Louise se tenait silencieuse et recueillie. M. Riquemont vidait, en fumant, un flacon de genièvre. Silencieux comme Louise, M. Savenay était visiblement souffrant. La pâleur de son visage, qu’il avait expliquée d’abord par l’émotion de la course, était devenue livide : il s’efforçait de sourire et de faire bonne contenance ; mais par intervalles ses traits se contractaient douloureusement, et son front se couvrait de sueur. Louise l’observait avec inquiétude.