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sine. Superstitieux comme tous les esprits tendres et poétiques, Aristide sentit redoubler le poids de sa tristesse. Il entra, non plus d’un pas jeune et joyeux, mais d’un pied alourdi par les sombres pressentimens. Vainement il chercha autour de lui des visages amis et sourians ; ses appartemens étaient déserts, et le froid de l’isolement tomba comme un manteau glacé sur son cœur. Adélaïde l’attendait au salon, et l’on devine aisément ce qu’il eut à subir de reproches et de doléances.

V.

Cependant les choses semblaient avoir repris leur cours accoutumé. Sur le rapport d’Adélaïde, le docteur Herbeau avait cru, avec Saint-Léonard, que c’en était fait pour lui de la clientèle du château, et que le diamant de sa couronne allait passer, au premier jour, entre les mains de son heureux confrère. Mais au grand étonnement de la ville et à la grande joie du docteur, la visite de M. Riquemont à M. Savenay n’avait eu d’autre résultat que d’occuper pendant tout le jour l’oisiveté des méchans et des sots ; M. Herbeau continuait, comme par le passé, ses soins à la jeune et belle châtelaine. En apparence rien n’était changé, et les sympathies en déroute s’étaient une fois encore ralliées autour d’Aristide Herbeau, faibles, il est vrai, ébranlées, tremblantes et prêtes à lâcher pied au premier choc, retenues seulement par l’autorité du château de Riquemont qui pesait sur elles, comme ces plaques de marbre ou de bronze qu’on pose sur les feuilles volantes pour empêcher le vent de les disperser. Déjà même quelques transfuges avaient passé dans le camp ennemi, mais ces désertions étaient rares, et, si l’on en excepte celle de Mme d’Olibès, trop peu importantes pour causer un dommage réel aux intérêts de la maison Herbeau. M. Savenay se montrait d’ailleurs médiocrement empressé de profiter du trouble qu’il avait jeté dans l’existence d’Aristide. Tout entier au soin de son installation, il faisait disposer, selon ses goûts, une maisonnette qu’il avait louée sur le boulevart. On ne l’avait encore vu dans aucun cercle ; il ne répondait qu’avec une excessive réserve aux avances des officieux, et ne manquait jamais d’exalter la science du docteur Herbeau, toutes les fois que l’occasion lui en était offerte. Il semblait n’être venu à Saint-Léonard que pour exercer la médecine en amateur, et déjà le bruit courait que c’était un prince étranger, voyageant incognito de ville en ville,