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Au moment du départ, comme son cheval, sellé et bridé, piaffait devant le perron et rongeait le mors avec impatience, il entra, la cravache au poing, dans la chambre de sa femme. Louise venait de s’éveiller, encore tout émue des songes qui avaient visité son sommeil.

— Petite, dit M. Riquemont en faisant siffler sa cravache, je vais à la ville, chez ce diable de Savenay. Nouveau dans le pays, ce jeune homme ne doit pas être encore installé, et je veux le prier de venir passer quelques jours au château, en attendant qu’on lui ait préparé son gîte. C’est un bon garçon, qui boit bien et qui te plaira. Tu as besoin de distractions. Nous reviendrons ensemble. Que tout soit prêt pour le recevoir.

Louise, à ces mots, devint rouge comme une cerise et tremblante comme une feuille. Elle se leva sur son séant avec un sentiment de terreur indicible, et tourna vers son mari un regard de biche effarée. Mais, avant qu’elle eût trouvé le temps de répondre, M. Riquemont avait disparu, et presque aussitôt elle entendit le galop du cheval dans l’allée du parc. Elle retomba sur son lit et pressa sa poitrine de ses deux mains, comme pour retenir son cœur, qui battait à coups redoublés et semblait vouloir s’échapper.

La pauvre enfant passa cette journée dans un trouble inexprimable. Pourquoi l’image de ce jeune homme la troublait-elle ainsi ? Pourquoi cette agitation, jusqu’alors inconnue, à la pensée de le revoir ? Pourquoi ce mystérieux effroi à l’idée qu’il allait vivre là, près d’elle, et dormir sous ce toit ? Et pourquoi donc aussi, au milieu de ce trouble, de cette agitation, de cet effroi sans nom, pourquoi ce profond sentiment de bonheur qui l’inondait de toutes parts, dans tous les replis de son ame ? Pourquoi sa vie qui, hier encore, à la même heure, s’affaissait tristement dans l’ombre, se relevait-elle, ce matin, comme une jeune fleur au soleil ? Elle n’aurait pu le dire ; tout était nouveau pour elle ; comme le premier homme, elle assistait pour la première fois aux splendeurs de la création, mais avec le souvenir des ténèbres et du néant où elle avait végété jusqu’à ce jour. Elle se leva, pâle, inquiète, s’interrogeant avec anxiété, craignant de se trouver coupable. Elle ne savait, mais elle se trouvait coupable en effet ; elle s’accusait de n’avoir pas retenu son mari ; un vague instinct lui disait que M. Savenay n’était pas l’homme de M. Riquemont, et que M. Riquemont se trompait. Elle se rappelait les premières paroles du jeune docteur, les discours qu’ils avaient échangés sur le gazon, dans l’allée des charmilles ; n’existait-il pas déjà entre elle et lui un lien invisible, un secret qui les unissait ? Son front se couvrait de rou-