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LE DOCTEUR HERBEAU.

je ne sais quelle soudaine ardeur, son ame, franchissant l’horizon borné qui l’écrase, s’élance et se perd dans les régions mystérieuses. Mais l’ame s’épuise bien vite à ce vol solitaire, et retombe, fatiguée et meurtrie, sur la pierre de son exil. Ame sainte ! cœur trois fois noble, qui se meurt de trop de vie ! Quand on songe qu’il n’est pas un coin de la province où ne se cache une de ces existences étouffées, faut-il s’étonner, madame, que des voix éloquentes se soient élevées contre une société où la souffrance est répartie en raison des facultés de bonheur que nous avons reçues de Dieu ?

— À ces existences malheureuses Dieu envoie la résignation, répondait Louise en baissant la tête.

— Non, madame, non, s’écriait Savenay ; la résignation est fille des hommes, la résignation est lâche, car la souffrance est impie. Faillir au bonheur, c’est manquer à sa destination. Que dira le créateur, lorsqu’il verra les ames, qu’il avait envoyées sur la terre comblées de ses dons et de son amour, lui revenir pâles, éperdues et usées dans les larmes ?

— Votre sœur n’est point mariée sans doute ?

— C’est là ma seule consolation, madame ; car la pauvre enfant, que peut-elle attendre du mariage, si ce n’est un surcroît de douleurs ? Dans la position de fortune où nous a laissés la mort de notre père, la main de ma sœur doit prétendre moins haut que son cœur : elle ne se mariera pas. Pourquoi la plaindre ? Vous connaissez la race d’hommes qui peuplent nos campagnes, et peut-être pensez-vous, comme moi, qu’il vaut mieux s’éteindre victime de ses illusions que de survivre à leur ruine.

Tous deux arrivaient à la porte du parc ; Savenay pressa doucement le bras de Louise et la salua avec une froide politesse. Le docteur Herbeau, qui se sentait médiocrement curieux de visiter les élèves de M. Riquemont, proposa à la jeune malade de la ramener au château ; Louise refusa. Elle avait besoin de recueillement, et d’ailleurs, M. Riquemont ayant déclaré qu’il n’était nullement disposé à céder la société d’un docteur si spirituel, force fut bien au pauvre Aristide de suivre avec ses petites jambes le campagnard et M. Savenay, qui marchaient à grands pas, dissertant chaudement sur le traitement des chevaux glandés, et ne s’apercevant pas de la piteuse mine du compagnon qui trottait sur leurs traces.

Louise, aussitôt qu’elle les eut perdus de vue, fut inondée de je ne sais quel sentiment de solitude enivrante. Elle se jeta sur le gazon. Les oiseaux gazouillaient dans la ramée ; les feuilles du tremble et du