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LE DOCTEUR HERBEAU.

— Eh ! sans doute, s’écria le docteur ; il y a deux sortes d’esprits ; la beauté est celui des sots.

— Tous les sots n’ont pas cet esprit-là, monsieur, répondit le rustre en regardant effrontément le docteur.

— C’est possible, répliqua Aristide en se mordant les lèvres ; mais voilà où je voulais en venir, à vous démontrer que M. Savenay a des chances de succès assurées, et qu’il peut fort bien se passer de ma protection. Il est jeune, plus jeune que nous ; il a les plus beaux yeux du monde, et des dents !… je ne sais, monsieur, si vous avez remarqué ses dents ? — Monsieur, répliqua froidement le châtelain, je regarde les chevaux aux dents et les hommes au mérite.

Ces paroles furent prononcées d’un ton qui ne demandait pas de réplique, et le docteur n’ajouta pas un mot.

Après avoir marché quelques instans en silence, M. Riquemont s’arrêta, observa Louise et Savenay, qui suivaient doucement l’allée, puis ramenant son regard sur le docteur, qui avait remarqué ce mouvement de jalousie avec un secret sentiment de joie :

— Il est certain, lui dit-il, que M. Savenay est beaucoup moins laid que vous — et que moi, ajouta-t-il par politesse.

Ils poursuivirent leur marche silencieuse et arrivèrent à la porte du parc sans échanger une parole. M. Savenay était à peine au milieu de l’allée, et ses deux compagnons l’attendirent, tous deux préoccupés de leurs pensées secrètes.

— Eh quoi ! monsieur, disait Louise au jeune docteur, vous êtes né dans la Creuse ! Nous sommes compatriotes ; nous avons vu le jour sous le même ciel. J’étais bien jeune encore, lorsque je quittai ce petit pays, mais j’en ai conservé un bien tendre, un bien doux souvenir, et le parfum de ses bruyères embaume encore tous mes rêves. C’est le pays que mon cœur habite ; c’est au milieu de ses landes solitaires, sur le versant de ses collines, au bord de ses ruisseaux limpides, que j’ai semé les joies de mon enfance. Parlez-moi de la Creuse, monsieur ; vos paroles m’apporteront je ne sais quelles bonnes senteurs de menthe et de genêts fleuris.

— Je ne suis qu’un exilé comme vous, madame, répondait Savenay ; seulement mes regrets sont moins amers, depuis que je les mêle aux vôtres.

— Ah ! vous, du moins, vous reverrez nos chères montagnes ! plus heureux que moi sans doute, vous ne tenez pas à la patrie par vos seuls souvenirs ; la patrie vous garde des parens, des amis ; elle n’a plus pour moi que des tombes.