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LE PARATONNERRE.

voltigeurs ; tel était l’emploi qu’il avait rempli jusqu’en 1832, époque où une blessure grave reçue en Algérie l’avait décidé à quitter le service. Son teint cuivré avait gardé l’empreinte du soleil d’Afrique, et rougissait, à la moindre émotion, avec une violence voisine de l’apoplexie. Ses cheveux, coupés fort court, commençaient à peine à grisonner et se dressaient en brosse sur sa tête. D’épais sourcils couronnaient ses noires prunelles, qui me rappelèrent les yeux de braise dont parle Dante en faisant le portrait de Caron. Martialement laid dans l’état ordinaire, le vétéran devait être terrible à voir enflammé par la fureur jalouse. Une large balafre au coin de la bouche et un doigt de moins à la main gauche annonçaient d’ailleurs qu’il avait tenu à l’armée les promesses de son énergique physionomie, et donnaient une valeur sérieuse au ruban rouge qui décorait sa redingote bleue, boutonnée jusqu’au menton, par un reste d’habitude militaire.

Au moment où je commençai de prendre son signalement, M. Baretty venait de s’étendre sans cérémonie dans un immense fauteuil à la Voltaire, où, malgré sa rotondité, il paraissait englouti. Sa pose avait quelque chose de si farouche, et s’accordait tellement avec l’expression rébarbative de son visage, que je ne pus m’empêcher de le comparer à un bouledogue couché dans sa niche, le museau sur les pattes, l’œil assoupi, mais la dent éveillée. Je remarquai bientôt qu’à travers ses paupières demi-closes, il glissait un regard scrutateur qui, après avoir examiné quelque temps Maléchard, se porta sur moi-même et me força de détourner les yeux. Je compris sur-le-champ le sens de cette observation sournoise. Sans doute, au seul aspect de jeunes gens inconnus, cet agréable mari avait senti frémir ses instincts soupçonneux et en nous étudiant à la dérobée, mon ami et moi, peut-être cherchait-il à deviner auquel des deux il aurait le plaisir de casser bras ou jambe, conformément à la recette dont il s’était servi à Barèges. Cette idée, bien faite pour modérer mes velléités sentimentales, les irrita au contraire. J’éprouvai que la saveur du péril rehausse le goût de l’amour même, et, en regardant de nouveau Mme Baretty, je la trouvai plus belle encore qu’elle ne m’avait paru d’abord. Combien elle était charmante en effet, nonchalamment assise, la tête un peu penchée, les mains entrelacées dans celles de sa sœur, qui lui parlait vivement à voix basse, et qu’elle écoutait avec un sourire sérieux ! Peu à peu je m’abandonnai au plaisir de la contempler, et, oubliant la sombre surveillance dont j’étais probablement l’objet, je tombai dans une rêverie profonde.