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LE DOCTEUR HERBEAU.

gile. Jeannette le surprit dans cet état de béatitude, les pieds en l’air, les mains endormies sur le ventre.

— Qu’est-ce ? Jeannette, demanda Aristide sans tourner la tête.

— C’est un monsieur, répondit Jeannette, un étranger qui n’est pas de la ville.

— Idiote que vous êtes ! s’écria le docteur, sans changer de position ; s’il n’est pas de la ville, c’est qu’il est étranger ; s’il est étranger, c’est qu’il n’est pas de la ville : vous faites là un pléonasme, petite, un horrible pléonasme.

— Un étranger qui n’est pas de la ville, répéta Jeannette sans s’émouvoir, et qui vient pour l’habiter. Il a dit qu’il était bien fâché de n’avoir trouvé ni monsieur ni madame…

— Mettez de la suite dans vos idées, Jeannette, mettez de la suite dans vos idées, mon enfant, s’écria le docteur. Il fallait commencer votre discours par dire qu’un étranger était venu faire visite au docteur Herbeau et à son épouse. Procédons par ordre, si la chose est possible. N’opérons pas la saignée avant d’avoir fait la ligature. Et quel est cet étranger ? semble-t-il jouir d’une robuste constitution ?

— Il a dit, répéta Jeannette avec un imperturbable sang-froid, qu’il était bien fâché de n’avoir trouvé ni monsieur ni madame, mais qu’il serait plus heureux une autre fois, et il m’a remis ce chiffon, ajouta-t-elle en tirant de sa gorgerette une carte satinée qu’elle présenta au docteur.

— Quelque surnuméraire de l’enregistrement, dit Aristide en se parlant à lui-même ; quelque commis à pied des droits réunis ; mauvaise clientèle ! tout ce monde-là est obligé de se bien porter. Voyons, Jeannette, voyons cette carte, ajouta-t-il en tendant la main, mais sans tourner la tête, et toujours dans la même attitude.

Jeannette la lui ayant glissée entre l’index et le pouce, le docteur pressa légèrement la carte, la soupesa quelques instans avec un sourire goguenard, la flaira d’un air impertinent, puis enfin y abaissa un regard nonchalant.

Ô Balthasar, lorsqu’au milieu de tes courtisans et de tes femmes, tu aperçus une main mystérieuse traçant des mots fatals sur le marbre de ton palais ; ô Robinson, lorsqu’un jour, dans ton île, tu découvris l’empreinte d’un pas humain sur le sable ; ô Leporello, lorsque tu vis entrer dans la salle de ton maître la blanche statue du commandeur ; certes, ô mes amis, chacun de vous dut passer un horrible quart d’heure de terreur et d’effroi. Eh bien ! il était réservé au