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résistait à tous les remèdes, changeait chaque jour de place, de symptômes et de nature, mettait en défaut tous les systèmes et faisait tourner la cervelle du cher Aristide. Aristide, qui avait probablement lu dans Hippocrate qu’il vaut mieux dire une sottise que confesser son ignorance, avait fini par déclarer que Mme Riquemont était affectée d’une gastrite passée à l’état chronique, et depuis deux ans il la traitait en conséquence. Pour M. Riquemont, il prétendait que sa femme avait des vapeurs et ne s’en souciait pas autrement.

Je professe une vive sympathie pour les maris en général. Je me suis toujours senti au cœur une extrême tendresse pour ces parias des temps modernes, et je me dis parfois que ces pauvres bourreaux pourraient bien être plus à plaindre que leurs victimes. J’ai vu partout tant de féroces tyrans égorgés par de faibles opprimées, tant de cruels sacrificateurs immolés par de tendres martyres, tant de voraces vautours déchirés par d’aimables colombes, que je commence à craindre que la littérature contemporaine n’ait pris la pitié à l’envers. Jamais on ne m’a vu dans les rangs de ces galans chevaliers, croisés pour conquérir l’indépendance de l’épouse, et je n’ai pas encore déposé mon offrande de maris sur les autels de cette liberté, ensanglantés déjà par plus d’une hétacombe. C’est donc avec un véritable désespoir que je me vois contraint d’avouer que M. Riquemont était un de ces types malheureux qui défraient les romans à la mode, un de ces époux chargés de crucifier la femme, messie des sociétés nouvelles. Ce n’est pas que M. Riquemont descendît en ligne directe de Barbe-Bleue : à Dieu ne plaise ! C’était tout simplement un honnête butor, qui pensait qu’une femme n’a rien à demander au ciel quand son mari ne la bat pas et ne l’oblige point à laver la vaisselle. Je puis même assurer qu’il aimait réellement Mme Riquemont ; seulement, il l’aimait à sa manière, en véritable rustre qu’il était. Comme il lui laissait le loisir de veiller à ses heures, de dormir son sommeil et de manger sa faim, qu’elle avait des bois et des prairies, un toit solide et chaud, des serviteurs soumis, une table abondante, il l’estimait heureuse entre les heureuses, et n’imaginait pas qu’en dehors de félicités si belles il y eût quelque petit bonheur à rêver.

En acquérant le château d’un noble ruiné, M. Riquemont avait oublié de s’appropier en même temps la grace, le savoir-vivre et les manières élégantes des hôtes qu’il avait remplacés. C’était un de ces campagnards enrichis qui ne parviennent jamais à briser la forme du moule à fromage où Dieu les a coulés, un de ces châtelains d’hier, dont la seigneurie sent toujours un peu l’étable à vaches d’où elle est