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LE DOCTEUR HERBEAU.

dente encore, le docteur avait décidé qu’en pareille occurrence on le tirerait au sort. Dans les derniers temps, on le jouait en un cent de piquet. Un soir, chez la directrice de la poste aux lettres, le brigadier de gendarmerie proposa au receveur des contributions indirectes de jouer Mme Herbeau à qui perd-gagne. Ce mot incisif et méchant fut rapporté le lendemain à Mme Herbeau, qui ne pardonna jamais à la gendarmerie royale. L’année suivante, une épidémie, qui frappa particulièrement les gendarmes, s’étant déclarée dans le pays, Mme Herbeau menaça Aristide d’une séparation judiciaire, s’il visitait un seul gendarme de Saint-Léonard. Belle occasion dont ne profita pas Aristide ! Époux soumis et résigné, il refusa ses soins à la gendarmerie souffrante : tous les gendarmes guérirent. Je suis loin d’approuver cette soumission d’Aristide aux rancunes d’une épouse implacable. Un médecin se doit à l’humanité tout entière. Toutefois, si l’on songe aux orages que le docteur, en résistant aux ordres d’Adélaïde, eût infailliblement déchaînés sur sa tête, peut-être l’excusera-t-on d’avoir sacrifié à la tranquillité de son ménage les intérêts de la société, frappée dans ses enfans les plus chers.

Il faut bien reconnaître, hélas ! qu’en toutes choses le docteur ployait ainsi sous la volonté conjugale. Aristide tremblait sous un regard de Mme Herbeau, comme la perdrix sous l’œil magnétique du chien qui la tient en arrêt. Souvent, dans les cercles brillans de la ville, on le voyait, auprès des jeunes beautés, se livrant à toutes les graces d’un esprit attique et léger. Sa figure rayonnait ; Horace et Parny voltigeaient sur ses lèvres ; de ses petits yeux sortaient des jets de flamme, et ses mains, enhardies par la poésie latine, osaient parfois des libertés toutes paternelles. Mais soudain ses traits se cristallisaient, un nuage cuivré passait sur son front, ses mains se retiraient confuses. C’est qu’un regard de Mme Herbeau, parti, comme une flèche, de la table de jeu, avait traversé le salon et frappé Aristide au cœur. Le reste de la soirée, le docteur était triste et muet. On le voyait errer, comme une chauve-souris, autour des parties de boston, insensible aux agaceries des femmes, morne, inquiet, et se crispant douloureusement aux approches de l’orage qu’il entendait gronder à l’horizon. L’orage éclatait au retour. Auprès d’Adélaïde, les transports d’Othello, la jalousie d’Hermione, n’eussent été que fureur de ramier et colère de gazelle. C’étaient toute la nuit des cris, des larmes, des sanglots, des tonnerres mêlés de pluie et de grêle à renverser des chênes druidiques ; comme le roseau, Aristide ployait la tête, attendant, pour la relever, qu’un rayon de soleil vînt rendre un coin d’azur au ciel.