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LE PARATONNERRE.

valeur au dragon chargé de leur garde ; de même la beauté d’une femme est rehaussée par la jalousie maritale, et plus celle-ci se montre intraitable, plus celle-là devient conquérante. Mme Baretty devait être irrésistible, puisque, s’il fallait en croire son beau-frère, il y avait péril de mort à l’aimer. Or, je me piquais de n’être pas de ces cœurs faibles que glace la perspective du danger. Je ne sais quelle lubie de mon amour-propre se mettant de la partie, j’arrivai, de réflexion en réflexion, à me demander sérieusement si la réserve rigoureuse recommandée par M. Richomme n’était pas incompatible avec le juste soin de ma dignité personnelle. Après avoir débattu quelque temps cette importante question, je la résolus de manière à n’engager en rien l’avenir.

— Je laisserai les choses suivre leur cours naturel, me dis-je ; je ne chercherai pas à m’échauffer la tête d’une ardeur factice ; mais si par hasard je tombe amoureux (et ne l’étant pas, que puis-je faire de mieux, à la campagne surtout ?), je n’opposerai pas la moindre résistance à mon penchant. Aux yeux d’un homme comme moi, tous les maris doivent être égaux, qu’ils s’appellent George Dandin ou Croquemitaine.

Cette belle résolution prise, je me trouvai tout égayé, et mon voyage en Suisse m’offrit aussitôt un intérêt dont jusqu’alors il m’avait semblé totalement dépourvu. Dans ma riante humeur, je pardonnai à Maléchard la dissimulation dont je lui avais fait un crime l’instant d’auparavant. Loin de m’offusquer encore, son amour pour Mme Richomme me parut au contraire fort opportun, car il me garantissait d’une rivalité redoutable, et me laissait le champ libre. Il va sans dire que je comptais pour rien les deux Helvétiens d’un âge mûr.

Le café pris, nous nous promenâmes quelque temps dans les jardins ; mais la fraîcheur du soir nous en chassa bientôt, et nous rentrâmes au salon, où une partie de whist ne tarda pas à s’organiser. Pour la première fois peut-être, je regrettai de ne pas connaître ce jeu, car, M. Richomme, Maléchard et les deux Suisses, ayant pris place autour du tapis vert, je restai seul debout vis-à-vis de la maîtresse de la maison ; sorte de tête-à-tête que rendait assez embarrassant l’air soucieux et mécontent qui n’avait pas quitté sa physionomie depuis notre arrivée. Le dialogue était difficile, mais le silence eût été ridicule. J’entamai donc la conversation par quelques lieux communs que Mme Richomme interrompit presque aussitôt en m’adressant d’une voix incisive la question suivante :