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— Est-ce donc là un crime indigne de pardon ? demanda Maléchard après avoir prononcé quelques mots d’un ton si bas qu’il me fut impossible de les entendre.

— Point d’excuses, répondit impérieusement la maîtresse du logis ; votre démarche me cause un déplaisir mortel ; ce n’est pas là ce que vous m’aviez promis.

— Je le sais, madame, répliqua mon ami d’un air de contrition, mais il est des entraînemens invincibles auxquels succombent les plus fermes résolutions.

— Phrases que cela. Vous, un homme d’entraînement ! vous !

— Combien vous êtes injuste !

Maléchard baissa la voix de nouveau, et me priva ainsi de la suite de sa justification qu’interrompit presque aussitôt l’annonce officielle du dîner.

Incomplet et tronqué, ce mystérieux colloque, fut néanmoins pour moi un trait de lumière. À coup sûr, Maléchard était amoureux de Mme Richomme, qui, par vertu ou peut-être par repentir, lui tenait rigueur pour le moment. Chose non moins évidente, en me pressant de l’accompagner, mon ami n’avait eu d’autre but que de m’employer, à mon insu, en manière de chaperon. Ceci me déplut : non pas qu’un pareil office outrepassât les limites des petits services qu’il est permis de se rendre entre hommes du monde, mais je trouvai hors de saison l’excessive réserve dont avait usé à mon égard mon compagnon de voyage. J’aurais accepté sans aucun doute le rôle de confident, celui d’instrument passif blessa mon amour-propre, et je me promis de punir à la première occasion favorable ce que je nommais la ridicule dissimulation de Maléchard.

À table, Mme Richomme plaça les deux Suisses à ses côtés. L’âge de ces deux respectables personnages justifiait cet arrangement, où pourtant je crus voir une intention mortifiante pour Edmond d’abord, et accessoirement pour moi. Je ne connais rien de plus déplaisant que la maussaderie d’une jeune femme, surtout lorsque, n’ayant pas l’honneur d’en être la cause, on s’en trouve atteint par ricochet. Je m’assis donc d’assez mauvaise humeur, nonobstant l’attrayante apparence du festin. Les premiers momens furent froids. Mme Richomme ne parlait que pour donner quelques ordres d’une voix brève et saccadée ; Maléchard, causeur d’ordinaire, semblait également voué au silence, et tenait le nez modestement baissé sur son assiette, ainsi qu’une pensionnaire sortie la veille du couvent. Les Suisses mangeaient comme on assure que leurs compatriotes boivent ; mais d’ali-