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accordé que celui de formuler de la sorte, avec génie, une pensée collective, qui autrement n’eût jamais réussi à se produire ; honneur immense que d’avoir tout un peuple, tout un temps pour auxiliaires et pour aides !

Dante apparaît en plein moyen-âge ; il est le symbole puissant de son époque ; il en a la sauvage dureté, les contradictions, la poésie étrange. Société, religion, intelligence, tout se reflète en lui. Voyez plutôt. Politiquement, le moyen-âge met en œuvre les élémens les plus divers : la féodalité, la monarchie, l’enfantement du tiers-état dans les communes. Eh bien ! le poème de Dante reproduit tout cela à la fois, dans son mélange : la saveur aristocratique y est très sensible ; ailleurs le poète rêve le retour de l’Empire, et néanmoins le vieux guelfe reparaît à chaque instant et maintient l’égalité dans la mort.

Où les mœurs chevaleresques, où le dévouement à la femme se montrent-ils en une plus complète plénitude que dans la Divine Comédie ? Sur quel front le lis virginal redouble-t-il mieux ses plis que sur celui de Béatrice ? Quand Gautier de Coinsy, quand les pieux trouvères chantent les louanges de Marie, quand les sculpteurs taillent ces chastes et sveltes statues, dont les yeux sont baissés, dont les mains sont jointes, dont les traits respirent je ne sais quelle angélique candeur, quand Cimabuë enfin, ce vieil ami de Dante, met une auréole d’or aux blanches figures dont son pinceau touche à peine les lignes suaves, sont-ils mieux inspirés, sont-ils plus de leur temps que l’auteur du Paradis ? Je ne parle pas de la religion ; il est le premier en date des grands poètes chrétiens.

Mais comment, je le répète, en demeurant de la sorte l’homme de son époque, Dante a-t-il empreint à un si haut point son œuvre d’un sceau personnel et original ? Comment la réflexion et l’imitation se sont-elles si bien fondues dans la spontanéité de l’art ? Ce sont là les inexplicables mystères du talent ; c’est dans ce développement simultané du génie individuel d’une part, et du génie contemporain de l’autre, qu’est la marque des esprits souverains. Voilà l’idéal qu’Alighieri a atteint ; il ne faut lui disputer aucune des portions, même les moindres, de son œuvre : tout lui appartient par la double légitimité de la naissance et de la conquête. Il était créateur, et il s’est fait en même temps le chantre de la tradition, parce que la poésie ressemble à ces flambeaux qu’on se passait de main en main dans les jeux du stade, à ces torches des coureurs, auxquelles Lucrèce compare si admirablement la vie. La poésie ne meurt jamais ; Dante l’a prise des mains de Virgile et des légendaires pour en éclairer le monde moderne.


Ch. Labitte.