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REVUE LITTÉRAIRE.

Tels sont les plus récens travaux sur Dante ; il importait de constater ce mouvement de retour vers l’auteur de la Divine Comédie. Dieu nous garde de le blâmer en lui-même. Il y a toujours dans ce flux et reflux des réactions littéraires quelque chose de grand et d’élevé. Nous avons cru seulement devoir faire nos réserves contre ce fanatisme de prédicant qui s’est emparé de certains esprits en ce temps de philosophie pacifique et d’universelle indifférence. On a suffisamment écrit sur la vie de Dante ; un travail définitif serait seul acceptable désormais. Les livres dont nous venons de parler n’ont guère avancé l’histoire littéraire, et, malgré l’affectation de la forme et les prétentions à un enthousiasme presque fougueux, ils ne valent pas la belle biographie que nous a donnée autrefois M. Fauriel à la Faculté des Lettres (et depuis dans cette Revue) ; ils ne valent pas les brillantes leçons de M. Villemain sur le poète de Florence.

Au reste, Dante est au-dessus de tous ces tourbillons passagers que soulèvent par intervalles quelques-uns des grands noms de l’histoire et de la poésie. Les admirations compromettantes ne lui feront pas plus de tort que les attaques injustes. Nous n’en sommes plus, comme au temps de Perrault, à nous quereller sur les anciens et sur les modernes, et, si par impossible nous en étions encore réduits là, la statue de Dante resterait comme celle d’Homère aussi ferme et aussi inébranlable sur son piédestal après qu’avant le combat. Il est bon seulement de protester contre les enthousiasmes maladroits.

Gardons pour le grand poète une admiration sincère, mais réfléchie. Ce qui frappe surtout dans le génie de Dante, c’est qu’il est à la fois un génie créateur et un génie traditionnel. Son œuvre surgit tout à coup dans les ténèbres du moyen-âge : prolem sine matre creatam ; et cependant il faut se demander, avec M. Villemain : « D’où vient-il ? » D’où vient cette intervention subite du génie, cette dictature inattendue ? Dante a tout imité, il n’a dit que ce qu’on disait autour de lui, que ce qu’on avait dit avant lui ; à chacun il emprunte quelque chose, sa langue aux patois italiens, son sujet même, par un admirable éclectisme, aux légendes sur l’autre monde, depuis l’Arménien visionnaire de la République de Platon[1], jusqu’au voyage infernal de saint Brendan, jusqu’au récit du moine Albéric ; il prend l’harmonie de ses vers à Virgile son guide, sa grace à la poésie provençale, sa morale et sa théodicée à la scholastique : et, avec toutes ces imitations, Dante est pourtant le plus original, le plus personnel, le plus primitif des poètes modernes. Comment expliquer ce problème ? C’est que précisément c’est là le caractère des très grands poètes d’avoir ainsi toute une généalogie obscure, toute une famille ignorée qu’ils font oublier avec éclat. On dirait que le long travail des intelligences, que les efforts et les tâtonnemens des siècles antérieurs, éclatent tout à coup en eux et s’y résolvent avec une fécondité et une puissance inconnues ; il leur suffit de dire sous une forme meilleure, souveraine, de fixer sous l’éternelle poésie ce qui se répète à l’entour. Honneur rarement

  1. Voyez la traduction de M. Cousin, tom. X, pag. 280 et suiv.