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M. Brizeux a évité avec bon goût ces exagérations qui sentent le sermon. Venant après M. Fiorentino, qui avait déjà restitué dans notre langue son sens rigoureux au poème de Dante, M. Brizeux s’est un peu trop abandonné à ce nouveau système de traduction, qui, dans son exclusive préoccupation de la fidélité littérale, sacrifie l’ensemble au détail, l’esprit à la lettre, et néglige l’ampleur, le nombre, l’énergie, tout ce qui constitue enfin le caractère général du style. Le talent que M. Brizeux vient de montrer tout récemment encore dans ce charmant volume de vers, où il a su si bien allier le sentiment breton au sentiment romain, le rend plus justiciable que qui que ce soit d’une pareille faute contre la poésie. Loin de nous la pensée de vouloir revenir au temps de la traduction impériale, de la périphrase de Delille ; mais, toute précieuse, tout essentielle que soit l’exactitude, on nous la ferait presque maudire, si elle dégénérait en sécheresse et en aridité. À part ces restrictions nécessaires sur la méthode de traduction adoptée par M. Brizeux, et une fois ce procédé accepté, on ne saurait trop reconnaître ce que l’habile interprète a su mettre dans cette tâche de sagacité et d’intelligence poétique[1].

  1. On pourrait quereller le spirituel traducteur sur le sens de certains passages, si Dante ne prêtait souvent à une double interprétation. — M. Brizeux assure qu’il a emprunté ses notes aux précédens commentateurs ; dans ce cas, il aurait dû corriger certaines inexactitudes qui les déparent. Ce sont des vétilles, mais il faut être scrupuleux jusqu’à la minutie avec un esprit qui, comme celui de Dante, a su allier la scholastique à la poésie. Je prends un chant au hasard, le vingt-neuvième du Purgatoire. M. Brizeux affirme tout d’abord que les vingt-quatre vieillards qui suivent le chandelier à sept branches et les sept candélabres figurent les vingt-quatre livres de l’ancien et du nouveau Testament ; mais l’ancien Testament se compose à lui seul de trente-neuf livres, et le nouveau de vingt-sept, en tout soixante-six ; ce qui est un peu loin de vingt-quatre. En ne reconnaissant, comme les Juifs, que vingt-deux livres canoniques dans l’ancien Testament, et en ne faisant des vingt-une épîtres de l’Évangile qu’un seul livre, on a encore vingt-neuf livres. — Ces vingt-quatre vieillards, vêtus de blanc et couronnés de lys, sont les vingt-quatre vieillards de l’Apocalypse qui environnent les quatre attributs des évangélistes eux-mêmes, ainsi que l’annonce une autre note. — L’oiseau à double nature, aigle et lion, le griffon qui traîne un char de triomphe, n’est pas le Christ, selon nous, comme le dit une troisième note, mais bien le pape qui mène le char de l’église. Le pape est lion par la puissance temporelle, aigle par l’autorité spirituelle ; il est roi et prêtre. — Ce triomphe du Christ et de l’église est peint sur verre à Notre-Dame de Brou. M. Didron a trouvé ces vieillards et ces attributs des évangélistes peints sur verre à Saint-Étienne-du-Mont, sculptés sur pierre au portail occidental de Saint-Denis et de Notre-Dame de Chartres, au portail méridional de Saint-Julien du Mans. Ce sujet, toujours représenté de même, et figuré plus de cent fois sur nos cathédrales, plus de mille fois dans les manuscrits à miniatures, n’est que la traduction littérale d’un passage du chapitre iv de l’Apocalypse. — Il faut connaître l’art chrétien pour comprendre Dante ; Dante n’est, pour ainsi dire, que la glorification en vers de la sculpture et de la peinture des monumens religieux du moyen-âge.